« Zone d’intérêt ». N°1134
Écrit par admin sur 7 février 2024
Le bricolage improvisé de camions spéciaux, dont les gaz d’échappement étaient utilisés pour asphyxier les personnes enfermées à l’intérieur, fut un pas important vers l’invention de l’extermination industrielle. Le premier centre de mise à mort, celui de Chelmno, créé à la fin 1941, s’en inspira directement puisqu’il allait fonctionner avec un moteur Diesel, avant que l’emploi à Auschwitz-Birkenau d’un désinfectant puissant, le Zyldon B, s’imposât comme la solution de loin la plus efficace.
Rudolf Hoess, qui a été pendu le 16 avril 1947 dans l’enceinte de ce camp de concentration et d’extermination, à portée de vue de son ancienne villa, fut le commandant de 1940 à 1945 du plus vaste complexe du système concentrationnaire nazi. Là où furent exterminés en 5 années, plus de 1,3 million d’hommes, de femmes et d’enfants, dont 900000 immédiatement à leur sortie des trains qui les y amenaient. 90% de ces personnes étaient juives. Au printemps 1944, les fours crématoires d’Auschwitz brûlent jusqu’à 12000 corps par jour. Où les transports arrivaient là de l’Europe entière – opération de rafles et ravitaillements en déportés à laquelle le régime de Vichy avec sa « Révolution Nationale « , dirigé par le maréchal Pétain, prit avec zèle une part active. « Selon la volonté d’Himmler (chef des SS), Auschwitz était destiné à devenir le plus grand camp d’extermination de toute l’histoire de l’humanité… » (Rudolf Hoess).
L’extermination des juifs, à cette échelle, était inédite, les nazis durent inventer tous les moyens. Rudolph Hoss (Hoess), brillant jeune commandant, fut à l’initiative de l’emploi de la préparation de cyanure (Zyklon B ) pour exterminer un plus grand nombre de juifs, permettant d’accélérer la cadence et d’atteindre plus tôt les objectifs. Auschwitz est devenu ainsi à bon droit le synonyme d’un génocide sans précédent et sans équivalent, la Solution finale, par la combinaison qui le caractérise de fanatisme idéologique, de rigueur administrative et de méthode industrielle.
Pour Hoss, non seulement il s’agissait « juste » de changer de « technique » de massacre mais de pallier les fusillades massives inefficaces compte tenu de l’importante quantité de victimes Juives à anéantir -comme l’indique cette note de lecture qui s’en tient aux sources écrites de cet ingénieur de l’horreur, à lire ici ! Dans une logique de résultat et un détachement glacial, il « ne faisait qu’obéir aux ordres », ainsi parlait-il de son « travail » lors du jugement du 2 avril 1947 qui le condamna. Mais de cela « Zone d’intérêt » n’en montre rien, n’en parle pas.
Ce qui s’y donne à voir dans ce film-chef d’oeuvre du cinéaste anglais Jonathan Glazer, est la vie confortable, bourgeoise, de Rudolph Hoss et son épouse Hedwig et de leur grande famille, dans leur villa au jardin fleuri avec piscine. Une vie familiale bien ordonnée, hygiénique dans une nature bucolique. Dans laquelle le passe-temps du bon chef de famille entouré de ses enfants, est la pêche à la ligne dans la rivière proche. Sauf que, dans ce cours d’eau bercé par le chant relaxant des oiseaux, ce qu’elle remonte c’est l’inattendu, un os humain. Car c’est justement dans ces eaux que sont dispersés les restes et cendres des crématoriums. Quant au grand jardin verdoyant aux si belles fleurs, ce sont des cendres d’humains de même provenance qui en engraissent le sol.
En fait, c’est dans le rôle central joué par cette femme Hedwig – incarnée à l’écran par Sandra Hüller– fière de sa réussite sociale en tant qu’épouse modèle du Troisième Reich, que tout se révèle de l’absolue conformité idéologique du nazisme, ce qui lui offrait l’avantage, entre autres, de récupérer les bijoux et fourrures des femmes assassinées dans les chambres à gaz. Toute entière indifférente à ces voisins de l’autre côté du mur d’où étaient entendus, si proches, les cris, le bruissement des fours crématoires, le chuintement d’une haute cheminée, et les tirs.
A cet égard, tout cela fait écho à l’analyse révélatrice de ce rescapé d’Auschwitz, Elie Wiesel, prix Nobel de la paix, au sujet de l’état mental de ces familles d’une obscène tranquillité : « Il est une chose pire que le mal lui-même, l’indifférence face au mal. » En d’autres termes, l’univers mental du nazisme est la banalité du vide. « Cette nature « non-pensante » dont parle Hannah Arendt. » (Jonathan Glazer). Une » idéologie en actes » dont la seule loi morbide est celle » qui donne la vie au plus fort «. Ceci dans le quotidien ordinaire des bourreaux qui ne s’inscrit que dans la guerre et l’entreprise de mort – comme l’explique l’historien spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot dans son livre « La loi du sang » – lire ici , ainsi qu’avec son analyse de ce film dérangeant – à lire là.
Rappel de mémoire hautement salutaire, la fin du film invite à ce bond dans le présent : par l’oeileton d’une porte fermée, celle du musée d’Auschwitz, l’on nous montre des employées qui passent au jet les crématoriums, font briller les vitrines de la galerie du musée, derrière lesquelles sont amassées des quantités de chaussures, seules traces des vies humaines.
Ce qu’alors le film semble vouloir dire, c’est que la question est intemporelle. De cette question aigüe, voici ce qu’écrivait un autre rescapé du même camp de la mort, l’écrivain Primo Levi : « Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec […] la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme ». Ce faisant, 79 ans après la libération du camp, une évidence s’est imposée comme en témoigne « Zone d’intérêt » : « La recherche (actuelle) s’intéresse aux cadres moyens du régime, à leur univers mental, et à ce qui a permis que des gens qui n’étaient pas fous, n’avaient pas de problèmes pathologiques particuliers, aient pu considérer rationnellement le crime de masse comme un métier. » (Johann Chapoutot – lire ici).
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Johann Chapoutot et de Sandra Hüller. Ainsi qu’autour du cinéma.