Tim Ingold, « Une brève histoire des lignes ». N°907
Écrit par admin sur 25 septembre 2019
Raconter une histoire, c’est établir des relations entre événements passés, en retraçant un chemin dans le monde. »
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (connecter, traverser, longer) – p.120.
Voilà. D’abord, au départ, je fais observer que cette nouvelle chronique vient de faire l’objet d’une mise en ligne. Qui, ce jour, raconte une histoire qui trace des lignes. Des lignes de mots, des lignes du texte, des lignes sur l’espace de la page ici présente, et donc un chemin. Qui, à présent, mène à « Une Brève histoire des lignes » du socio-anthropologue écossais Tim Ingold.
Des lignes, c’est-à-dire ces connexions qui vont d’un point à un autre, ce n’est pas ça qui manque. Bon, mieux même, il y en a partout : cahiers, partitions, pavement, plancher de nos surfaces ordinaires, routes qu’on déroule comme mailles de nos vêtements, fils barbelés qui divisent à la frontière, passerelle qui unit, signes enlacés ou réseau social, prise, connexion ou emprise… Partout : nos champs hertziens – en ce qui nous concerne, en radio- et nos grilles géodésiques (latitude, longitude), ou bien qui relient, pour les initiés, les points de l’acupuncture ou encore les étoiles des cosmologies – à écouter ici– de toute civilisation. Les rails de trains, les traînées de lumière, etc…
Ou encore, « Prendre un TGV, tracer un trait de plume, connecter deux points, scier une planche, tricoter, respirer : nous faisons tous ces gestes sans y penser. » comme le dit Yves Citton dans son texte « Pour une écologie des lignes et des tissages » – lire ici.
A propos des traces et des fils, Tim Ingold distingue deux grandes familles de lignes : les fils (filaments qui peuvent être entrelacés avec d’autres, ou suspendus entre des points de notre espace physique) et les traces (marques durables laissées dans un solide ou sur un solide par un mouvement continu). Les fils ont amené des innovations importantes (textile, écriture, constructions…) ; les traces ont conduit au trait et à l’art.
Une autre catégorie de lignes est créée par les ruptures qui se forment à l’intérieur d’une surface (coupure, fissure, pliure…).
J’ai commencé ce chapitre en faisant observer que la ligne droite était devenue une icône de la modernité. Elle incarne la raison, la certitude, l’autorité, et un sens certain de l’orientation. Pourtant le XXème siècle a souvent été témoin de profonds dysfonctionnements de la raison : les certitudes ont alimenté toute une série de conflits et de frictions, l’autorité s’est révélée être un masque d’intolérance et d’oppression, et les orientations se sont muées en dédales et en impasses. La ligne, semble-t-il, s’est morcelée en fragments. Si la ligne droite est une icône de la modernité, alors la ligne fragmentée s’impose comme une icône de la postmodernité. Elle est tout sauf un retour à la ligne sinueuse du trajet. Là où cette dernière suit son cours en passant d’un lieu à un autre, la ligne postmoderne fragmentée est une ligne qui traverse: non pas suivant des étapes ou des destinations, mais en allant d’un point de rupture à un autre. Ces points ne sont pas des lieux mais des dislocations, des segments désarticulés. «
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (connecter, traverser, longer) – p.218.
Cette fragmentation s’est manifestée dans plusieurs domaines connexes : celui du voyage, où le trajet fut remplacé par le transport orienté vers une destination ; celui des cartes, où le croquis cartographique fut remplacé par le plan de route ; et celui de la textualité, où la tradition orale du récit fut remplacée par la structure narrative prédéfinie. La fragmentation a aussi modifié notre conception du lieu : autrefois nœud réalisé à partir d’un entrecroisement de fils en mouvement et en développement, il est désormais un point nodal dans un réseau statique de connecteurs. Dans nos sociétés métropolitaines modernes, les hommes évoluent de plus en plus dans des environnements qui sont construits comme des assemblages d’éléments connectés. Dans la pratique, ils continuent cependant à se faufiler dans ces environnements en traçant leurs propres chemins. »
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (connecter, traverser, longer) – p.100.
Eh bien, si l’on suit mot à mot le fil de la pensée de l’anthropologue, voilà qui est rassurant : nous tracerions encore de nos jours notre propre chemin en se faufilant.
De la même manière, j’en conclus que raconter ici-même en lignes de texte une si bonne nouvelle, valait bien cette mise en ligne.
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour d‘ Yves Citton, ici. Et de Tim Ingold, là.
françoise Sur 26 septembre 2019 à 9 h 40 min
Oui mais…
Avec toutes ces lignes ne nous distribue-t-on pas un espace fermé (« Strié » dirait Deleuze) ?
Un espace qui va restreindre une surface dans laquelle on entrecroise des fixes et des variables qui ORDONNENT et nous emprisonnent ?
Il est question de segments…des coupures assignées donc, une ligne entre deux points : mais n’est-ce-pas le point entre deux lignes qui est intéressant ?
Souviens-toi du feutre nomade et Deleuzien…Ni ligne de trame, ni ligne de chaîne. Le modèle du tissage est celui d’exercer un appareil d’état non ?
admin Sur 26 septembre 2019 à 15 h 24 min
Oui mais…
Merci pour cette belle occasion offerte à se rafraîchir l’esprit avec cette grande figure intellectuelle des années 70.
Avec François Dosse, historien, auteur d’une biographie de Gilles Deleuze, à écouter ici.
D.D