Tim Ingold, “Nous n’apprenons qu’en faisant”. N°855
Écrit par admin sur 5 septembre 2018
“Nous n’apprenons qu’en faisant”. N’est-ce pas là, pour la rentrée, un message à valeur pédagogique bien choisi, voire un brin provocateur?
Encore que… ce fut en des termes similaires que nous avait accueilli le professeur d’éducation pratique – ou quelque chose comme ça, bref pour aiguiller les élèves prédestinés aux métiers manuels. « C’est en faisant qu’on apprend! » nous avait-il lancé le jour de la rentrée dans le collège secondaire. Entendre pareille formule inaugurale, ça laisse rêveur. Quitte, d’un oeil rieur, à la lui rappeler, apprenant de nos faits et gestes, au sens punitions et heures de colle.
J’extrais cette formule opportune de rentrée des classes, d’un livre qui me plaît vraiment beaucoup. Car ce livre Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, de l’anthropologue écossais Tim Ingold, vise à mettre en garde contre les mirages du “tout digital” et du “tout virtuel”. Et du réseau : « Au moment même où le monde entier est à portée de main, voilà qu’il semble nous glisser entre les doigts. »
Grand professeur d’anthropologie sociale à l’université d’Aberdeen, et figure importante de l’anthropologie contemporaine,Tim Ingold s’oppose ainsi à la conception qui fait loi de nos jours, celle qui se divise « radicalement en deux étapes : d’abord une idée se présente, puis l’on passe à la réalisation du projet”, si bien qu’est ainsi valorisée la figure du “planificateur souverain”.
Pour Ingold, qui prône une « anthropologie écologique », pareille conception ne correspond pas à la pratique réelle. Celle-ci ne vient que dans le tâtonnement, l’improvisation, l’exploration de nouvelles voies au fil de la réalisation et du déploiement des gestes. Ce qui donne ainsi tout son sens à l’expression “savoir-faire” car “on ne peut savoir sans faire”.
Dans les 320 pages de l’ouvrage, il nous est donné toute une batterie d’exemples basés sur les relations entre l’anthropologie, l’archéologie, l’art, la musique et l’architecture, comme autant de modes de connaissance directe et de description de notre environnement. Tous ces éléments s’ajustant par l’hybridation et le tissage.
Toute chose est, selon lui, le résultat d’un processus et ne peut être pensé qu’en s’appuyant sur la résistance des matériaux, sur l’activité humaine, sur le geste, sa rythmique – Ingold cite souvent André Leroi-Gourhan: » Les rythmes sont créateurs de forme« -, sur le savoir-faire du tisseur/bâtisseur et sur les relations qu’entretiennent les choses avec leurs environnements. Ce qui, du coup, nous amène à un questionnement si nous concevions la construction non comme un assemblage de blocs solides mais comme une opération de tissage de matériaux flexibles.
Comme en témoigne la Cathédrale de Chartres (115m de hauteur). Qui fut réalisée sans architecte, sans de plan préétabli qui réduisait la construction à une simple exécution, mais qui découle d’une œuvre collective évoluant au fil de sa réalisation. Au fil des échanges entre les maîtres-maçon, etc., et qui du coup, donne tout son sens à la contribution de chacun. Dans le « faire ensemble ». Chef-d’œuvre de l’art gothique, à sa construction elle « se développait organiquement, (…) (en devenant) le résultat d’intentions diverses, d’un certain pragmatisme de terrain, du hasard aussi et de l’ambition des uns et des autres ».(p 265)
En s’appuyant sur les communautés de pratiques, cet anthropologue accorde une grande place à « l’intelligence des gestes ». D’où émergent, entre homme et environnement, des pratiques territoriales, et également politiques.
« Faire » est envisagé ici comme « un processus de croissance » qui « place dès le départ celui qui fait comme quelqu’un qui agit dans un monde de matières actives ». Le processus de fabrication consiste alors à y « unir ses forces ». (p. 60)
Semblant de prime abord difficile d’accès, ce livre n’a aucunement vocation à être un livre universitaire. A le lire, il apparaît assez nettement que l’important chez cet anthropologue est de nous apprendre comment porter attention aux choses.
Une « éducation de l’attention » pour que les humains deviennent davantage attentifs à ce qui se passe autour d’eux. « Apprenez par vous-même!« lance-t-il en toute dernière phrase du livre.
Ma jeunesse fut si près si proche de la matière (le cuir, lire ici), mais si peu attentive à celle-ci, l’ayant tant délaissée et donc si peu reçu d’elle, c’est ce livre Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture qui me la rappelle mieux que personne: “Dans la lecture, tout comme dans le récit et le voyage, c’est en cheminant qu’on se souvient. » dit encore Tim Ingold. Pour qui la réalité n’est pas celle des réseaux qui forment des connexions, comme cela s’affirme partout de nos jours, mais celle d’un maillage.
La réalité, comme dans l’exemple de la cathédrale, ressemble plus à un quilte (photo ci-dessus) dont les éléments mal ajustés seraient cousus ensemble le long de bordures irrégulières de manière à former une couverture toujours provisoire où chacun des éléments pourrait être ajouté ou retiré à tout instant. » (p.281)
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Tim Ingold, des anthropologues, et de l’écologie de l’attention.