« T’es qui toi? » N°449.
Écrit par D.D sur 28 octobre 2010
Malaise à la manif. C’est que dans ces grandes manifs on en voit des têtes…Parfois l’on tombe sur celle d’une vieille connaissance. Je tombe ainsi sur Chantal. Je tends la tête, l’embrasse, lui demande comment va-t-elle. Elle me répond : « Mais qui es-tu, toi? » Malaise! Je la laisse se remettre de l’émotion des retrouvailles quelques secondes. « Ben! alors? lui dis-je, tu ne me reconnais pas? ». « Non! t’es qui toi? » reprend-elle. Je sens que des gens se retournent et s’interrogent. Situation gênante. Assez dérangeante. Fort étonné face à un pareil bide j’embraye: « Enfin, euh…(un blanc) ben c’est moi, je suis Daniel…le compagnon, le mari d’Evelyne! ». « Ah! Daniel D…! » dit-elle. Ne sachant sur quel pied danser je poursuis: « Voilà, oui, tu y es, ai-je ainsi tellement changé pour que tu ne te souviennes moins de moi que de mon nom? » Elle se met alors la main sur la tête pour m’indiquer que j’avais perdu mes cheveux. Je plaisante: « Dis-donc comme ça tu embrasserais n’importe qui? » . »Eh! toi, tu es à la retraite! » me dit-elle incisive. Du coup me voilà plongé dans un calcul: « Euh! j’en ai encore pour plus d’une poignée d’années. » lui dis-je avant qu’on se quitte avec le sourire et un geste de la main sans suite pratique comme « à la prochaine! »
Je situe. Nous étions en bord de Vilaine, au niveau de l’église Saint-Germain à Rennes. Même si j’admets ne lui avoir accordé qu’un centième de seconde pour se rémémorer qui lui tendait la joue, il n’empêche qu’à ce moment l’un et l’autre étions baignés en pleine lumière d’automne, au milieu de plusieurs rangs serrés de manifestants mais dans un champ de vision dégagé car sans pancarte, drapeau ou banderole pour écran entre son regard et mon visage. Bon, d’accord, ça faisait 2h30 que nous étions bercés par le rythme de la marche et tout le tralala gueulant à tue-tête le slogan gonflant et néanmoins juste: « Ni amendable ni négociable, retrait, retrait de la loi Fillon », mais ça ne justifie rien du tout, nous n’étions pas réduit au pilotage automatique quand même!
Mais j’avoue à mon tour m’être prêté à quelques questions. Ainsi quand par exemple je tombe nez à nez, avenue Janvier, sur une colistière municipale avec laquelle il y a une bonne décennie j’ai eu à partager nombre de combats et de réalisations passionnantes. Eh bien oui, son image ne correspond plus à celle qui était gravée en moi. A un point tel qu’il m’est venu en tête ceci: siège-t-elle toujours? Deuxième exemple, mon étonnement pour la métamorphose d’un jeune aiguilleur du ciel qui rénovait une vieille bâtisse en son artisan maçon du Lou-du-Lac avec qui je sympathisais: rougeot, grande gueule, pull jaquar serré au colbac ne contenant plus depuis longtemps la brioche du monsieur. Guide-t-il encore les avions dans ces conditions vingt ans après? Terribles contrastes!
Je rattrape donc ici la question au vol. Décryptage. Invoquer ma tonsure pour justifier l’oubli, entre nous je n’y crois pas. Ce n’est pas aux cheveux qu’on repère quelqu’un qui fut un ami c’est à son visage et à son gabarit, je pense. Quant à moi j’en avais parfaitement conservé l’image, même si je ne me souviens pas de sa coiffure. Pourquoi pas l’inverse? Quant à la mémoire là-dedans, si j’estime que notre dernière rencontre remonte à vingt-cinq ans, devenir un inconnu surprend. Premier point. Le second est fourni par son souvenir de mon patronyme qui lui a jailli comme au jeu des « Questions pour un Champion », ce qui montre que ce qui est appris et retenu tient mieux la distance chez elle que ce qui est vu et perçu. Pas du même côté du cerveau en marche?
J’imagine que le point de vue d’un observateur de cette scène aurait pu être celui-ci: voici là, dans cette comédie humaine pas meilleure illustration de ce qu’est le temps. Sans tourner autour du pot je n’invoquerais pas ici les troubles de mémoire qui peuvent apparaître chez qui que ce soit. Un tel « t’es qui toi? » instantané et sans humour, étrangleur, irrite car il renvoie immédiatement à l’image de soi telle qu’elle apparaît à l’autre. Et donc avec le temps à la perte des traits du visage, à la perte d’une forme physique, c’est à dire à la perte de soi-même, à la perte d’une apparence qui n’est plus de ce monde. Ce fondamental « t’es qui toi? » qui est une grande gifle dans son narcissisme, signifie qu’avec le temps chacun d’entre nous -et moi particulièrement selon ce que j’en déduits- deviendrait autre, un étranger à soi-même. Et là, la négativité nous revient en pleine figure. Ainsi, sans oser le lui dire, si j’ai immédiatement reconnue « l’amie » Chantal, c’est grâce à sa ressemblance avec sa mère que je connais mieux.
Que cette interrogation inhérente à notre être tombe comme ça, tout d’un coup, en battant le pavé pour les retraites, elle éclaire une nouvelle fois sous un autre angle l’actualité et la raison de ce conflit social historique -indépendamment de la résistance à la canaillerie gouvernementale ambiante. La « réforme » des retraites met aussi en jeu des dimensions existentielles et positives. De la jeunesse à…l’éternelle jeunesse.
Dans ces circonstances si le « t’es qui toi? » à ras de terre est si déstabilisant c’est parce qu’il renvoie à deux modes d’être. Le premier à la disparition donc à la mort. « Comme la prêtresse Diotime l’enseigne à Socrate, l’homme meurt à chaque instant en renouvelant chacune de ses parties, son sang, ses os, ses cheveux mais aussi ses amours, ses peurs, ses espérances, ses relations. Ce que nous appelons mort n’est au fond que la forme la plus radicale de l’expérience vitale ». (lu quelque part). Le second à l’Autre Moi-Même, c’est à dire à la chair vivante…qui n’en fait qu’à sa tête. Lancer ainsi à la face d’un malade d’Alzheimer un « t’es qui toi? » serait parfaitement cruel. D’ailleurs, si j’étais méchant je dirais à la Chantal qu’elle se méfie de son hippocampe, il peut être en train de lui jouer des tours. Mais nous ne dévoilerons pas ici comment commencent les maladies neurodégénératives…Bref, ce second mode d’être est de se dire: ici et maintenant, c’est moi. Ce soir, demain, je serai celui qui advient et qu’à cette seconde-ci j’ignore. Sur fond des retraites, finalement cette question, formulée avec pertinence, élégance ou pas, doigté ou non, mais inévitable, a sans le savoir beaucoup de sens une fois combinée au fait que le lourd poids du travail aussi forme l’homme, sa manière de penser, sa manière de sentir et sa manière de vieillir.
« T’es qui toi? ». Ce faisant, dans cette question tire-bouchon qui mobilise par ailleurs tant de chercheurs et qui fait vieillir une personne en temps réel, j’y vois malgré tout du positif à mon égard. Car selon une hypothèse scientifique récente il est dit que « le cerveau se souvient mieux des expressions inamicales, c’est plus important en termes de survie ».
Pour conclure, je dirai qu’un manifestant qui proteste contre la « réforme inique » des retraites qui promeut l’éternelle jeunesse en perpétuelle mutation, même chevronné, peut être confronté, bien qu’il soit en attente d’une fin de carrière paisible, à la possibilité d’une cure contre le narcissisme en étant placé face à sa propre décrépitude, voir à son squelette nu ou presque, enfin confronté à l’image prédéterminée que se fait l’autre de lui. Ah! ce conflit des retraites est riche d’enseignements! Surtout de celui-ci: par delà les retraites ce qui rajeunit chacun c’est la bonne vieille mobilisation sociale tout âge confondu contre le projet Sarkozy, ce que nul ne croyait possible en France.
D.D
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