« Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats.» N°1195
Écrit par admin sur 9 avril 2025
Rappelez-vous combien Bernard Stiegler, philosophe des techniques, s’était démultiplié pour alerter sur le danger extrême qui menaçait la démocratie dont l’Etat de droit, par le biais de la formation des esprits dès le plus jeune âge. D’une pensée vive et alerte, il nous annonçait que si l’Europe politique ne se bougeait pas plus, peut être même qu’il était trop tard, disait-il, elle allait tomber dans le caniveau de l’égoïsme américain superprédateur (entre autres, le pillage de données et la dépossession des compétences) et du fascisme technopolitique. En vain.
Car tout se réalise comme il l’avait prédit – voire face à cette déferlante, en pire du pire, lire ici. La Chronique d’ici-même s’honore de n’avoir jamais cessé de relayer sa vision – lire ici, et voir la page de Lieux-dits qui lui est consacrée, là– sur l’un des enjeux clés du xxie siècle, la « technopolitique ».
Si bien qu’elle tient à faire écho aujourd’hui, après lui, à l’un des chercheurs les plus influents du moment, Asma Mhalla, qui enseigne à Paris (à Science Po) et à New York (à l’université de Columbia). Mhalla est franco-tunisienne. Son principal ouvrage de recherche publié est intitulé « Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats ».
C’est de cela dont il est question dans le long entretien qui suit, accordé à la radio milanaise Radio Popolare.
D.D
« La technopolitique – selon Mhalla – est l’intersection entre Big Tech (les géants de la technologie qui ont de plus en plus leur propre agenda politique) et le Big State, un État omnipotent qui aspire à la force et au pouvoir. Et nous, les citoyens ? En tant qu’utilisateurs d’hypertechnologies (smartphones, applications, etc.), nous nous trouvons à mi-chemin entre l’espace civil et militaire créé par ces technologies. Nous, citoyens, dit Asma Mhalla, pouvons devenir des cibles (d’une guerre de l’information, de la propagande, de fausses nouvelles, d’une tentative de contrôle). En tant que cibles, nous pouvons également devenir des cybercombattants.
Qu’est-ce que la technopolitique ?
Je propose le concept de technopolitique pour affirmer que la technologie, avant même d’indiquer une technique ou une gamme d’outils utiles, est un vecteur politique. Pour comprendre ce qui se passe dans notre siècle – avec ses nouvelles formes de pouvoir et de puissance – nous devons comprendre cet aspect de la technologie, à savoir qu’elle est un vecteur politique. Le titre avec le mot « technopolitique » aide à comprendre ce qui se passe dans notre monde, aux États-Unis ou en Europe. Il est nécessaire que les intellectuels adoptent une manière de penser systémique, c’est-à-dire non pas tant de spécialisations compartimentées, mais une approche plus globale, systémique, interdisciplinaire ou transdisciplinaire. C’est essentiel. Le mot s’inspire de la technopolitique anglaise, qui est le véhicule de cet entrelacement de disciplines.
La technopolitique est-elle responsable de la transformation des citoyens en citoyens-soldats ?
Oui, c’est le but. L’une des thèses de la Technopolitique est que l’élément majeur de disruption représenté par les hypertechnologies que je décris réside dans leur nature – ou leur conception – duale. Double usage, en anglais : c’est-à-dire qu’ils sont à la fois civils et militaires. Une fois ce concept compris et assimilé, il est plus facile de comprendre que, par exemple, un espace comme les réseaux sociaux – et dans le futur des réalités comme les implants cérébraux ou le métavers, qui reviendront probablement bientôt dans le débat public – ne sont pas simplement des outils de travail ou personnels (que nous utilisons pour obtenir des informations, des nouvelles, comme passe-temps, pour savoir ce que font nos amis…) mais sont aussi une arme de guerre. Ces espaces publics ont été militarisés. C’est le cas des guerres de l’information ou, à l’avenir, des guerres dites cognitives. Le dualisme de ces outils est évident dans le cas des systèmes d’intelligence générative.
Nous pouvons les utiliser pour travailler, pour traduire un texte ou pour obtenir des informations, mais nous pouvons aussi les utiliser sur le champ de bataille, en temps de guerre, pour obtenir, par exemple, un scénario stratégique, une opération militaire en temps réel. On comprend ainsi que les frontières qui existaient jusqu’à présent entre les sphères civile et militaire s’effondrent : ce qui est civil devient militaire. Et vice versa. La conséquence directe de cela est que chaque citoyen – à travers son smartphone ou les applications qu’il a téléchargées – peut devenir une cible, la cible d’une guerre de l’information, de propagande, de fake news, d’une tentative de contrôle ou de manipulation de son comportement ou de son vote, d’un confinement algorithmique, etc.
On le voit aujourd’hui aux États-Unis, notamment avec le X d’Elon Musk. D’espace public, le réseau social s’est transformé en arme de propagande massive. Ce dualisme nous aide à comprendre qu’en tant que cibles, nous devons prendre conscience des implications politiques et géopolitiques des hypertechnologies et devenir par conséquent des cybercombattants, qui utilisent certains outils mieux et avec plus de conscience. Même avec une plus grande méfiance. À quels sujets fait-on référence lorsque l’on parle de manière générique de « technologie » ? Pourquoi ces sujets sont-ils des acteurs politiques aujourd’hui ?
Les Big Tech, les géants de la technologie, ne sont pas simplement des entreprises privées. Dans de nombreuses analyses, elles ont été interprétées comme de grandes entreprises cotées en bourse, etc. La vérité est que les Big Tech sont de grandes entités et des acteurs de nature hybride : d’un côté des entreprises privées, de grandes corporations ou des méga-plateformes, de l’autre ce sont aussi de véritables acteurs militaires. Il suffit de penser aujourd’hui au Starlink d’Elon Musk en Ukraine, au Palantir de Peter Thiel, également en Ukraine.
Nous avons donc des acteurs qui deviennent militaires et qui représentent des goulots d’étranglement géostratégiques dans le cyberespace. Ils ne fournissent pas simplement des services ou des applications, mais sont des acteurs géopolitiques technologiques, tant d’un point de vue militaire qu’idéologique. Nous l’avons vu le 20 janvier 2025, lorsque la cérémonie d’investiture de Donald Trump a été suivie par une broligarchie de gourous de la Silicon Valley qui ont juré allégeance au président : Elon Musk, Mark Zuckerberg, Peter Thiel, David Sacks, Jeff Bezos d’Amazon, etc. Cela montre clairement que nous avons affaire à des acteurs systémiques, hybrides et, surtout, mondiaux.
Technopolitique est un livre sur le pouvoir. Le pouvoir de la technologie est-il la dernière forme de pouvoir connue ? Le pouvoir technologique est-il plus proche de la démocratie ou de l’autocratie ?
Excellente question. En réalité, cela semble très clair : quand je dis que la technologie est de la politique, je veux dire que la technologie est un véhicule qui n’est jamais neutre, qui diffuse et reflète nécessairement une série de jugements, de choix, de visions du monde, de valeurs, de priorités politiques et idéologiques…
Cela dit, nous avons aujourd’hui deux problèmes du point de vue, pour ainsi dire, des contre-pouvoirs démocratiques. La première est qu’il est très difficile de trouver un contre-pouvoir à ces méga-entreprises, les Big Tech. La seule réponse qui a été imaginée jusqu’à présent, notamment en Europe, est de passer par des réglementations législatives, par la loi : pensez à des paquets de règles comme le Digital Market Act ou le Digital Service Act. Cependant, aussi bonne soit-elle, l’application des règles a été un peu plus lente. Et puis, aujourd’hui, avec une administration américaine comme celle de Donald Trump, on se rend compte que le rapport de force est très déséquilibré, avec le risque qu’on se retrouve obligé de ne pas pouvoir appliquer les réglementations (comme cela a déjà été annoncé).
Un deuxième élément de réponse s’ajoute à celui-ci. Le fait que les technologies soient à tous égards des infrastructures d’utilité publique : un réseau social est un espace public ; Les satellites Starlink sont des véhicules de connexion (ainsi que des instruments de guerre, comme en Ukraine). Les IA génératives, lorsqu’elles sont exploitées à des fins politiques, géopolitiques ou militaires, ne sont plus de simples outils à usage privé, à des fins pratiques ou de confort. En adoptant cette perspective, nous voyons un dilemme, un problème : nous avons des infrastructures d’utilité publique – également systémiques – qui sont cependant entre les mains d’un pouvoir arbitraire, entre les mains de quelques personnes. Des gens que l’on peut compter sur les doigts d’une main. Ce qui pose problème, c’est le statut juridique des Big Tech. Pouvons-nous laisser des infrastructures aussi importantes, essentielles à la civilisation, entre les mains de quelques-uns, entre les mains d’un pouvoir arbitraire ? Aux États-Unis, il y a quelque temps, une proposition a été faite pour changer le statut juridique des Big Tech, les transformant en transporteurs publics (common carriers), mais malheureusement, même dans ce cas, ils n’ont pas abouti à grand chose. Et nous nous retrouvons aujourd’hui avec des géants de la technologie qui ont un programme clairement antidémocratique et contre lesquels nous avons très peu de pouvoir. La conclusion est qu’ils peuvent devenir une voie vers des formes de totalitarisme ou au moins de techno-autoritarisme.
À l’ère actuelle du pouvoir technologique, la division des pouvoirs à la manière de Montesquieu existera-t-elle encore ou le pouvoir technologique aspire-t-il à devenir simultanément exécutif, judiciaire et législatif ?
Question très intéressante. Montesquieu est un pilier non seulement des Lumières mais de notre architecture démocratique, dite libérale, c’est-à-dire de la séparation des trois pouvoirs. Ce que nous voyons aujourd’hui aux États-Unis est très curieux, car nous assistons à une augmentation énorme du pouvoir exécutif et, parallèlement, à un mépris du pouvoir judiciaire et législatif. C’est évident. Aux États-Unis, le Congrès se limite à ratifier les décisions du gouvernement et la Cour suprême a été absorbée en quelque sorte par la Maison Blanche et donc par le pouvoir exécutif. À de nombreuses reprises, Donald Trump et le vice-président Vance ont tous deux exprimé leur mépris pour la loi, ou plutôt expliqué qu’ils étaient la loi. Alors oui, il y a une dérive démocratique dans laquelle le pouvoir exécutif pèse de plus en plus, est de plus en plus omniprésent et affiche l’ambition de mettre sous contrôle le pouvoir législatif et judiciaire.
C’est désormais un fait aux États-Unis. Le problème que nous avons ici en Europe est que certains partis politiques et certains dirigeants sont désormais fascinés par ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique et veulent importer et reproduire ce modèle.
Nous devons donc être extrêmement vigilants quant à la séparation des pouvoirs et à l’architecture démocratique. Et le problème que nous avons, c’est que nos démocraties sont aujourd’hui épuisées : il y a eu trop de « trahisons », de difficultés de représentation politique dans leur fonctionnement ces dernières années, notamment après le Covid, puis la guerre en Ukraine, etc. Tout en prenant en compte les demandes des populations, des peuples et des citoyens. Et donc on arrive à un point où l’on ressent une grande fatigue ou un malaise démocratique et, en plus, le pouvoir politique ou exécutif américain d’aujourd’hui se confond avec le pouvoir technologique.
Donc, si vous mettez tout cela ensemble, vous courez le risque de vous retrouver avec une bombe à retardement dans les années à venir. Oui, c’est vrai.
Avec le sceptre de la technologie (Big Tech) à sa disposition, Donald Trump va-t-il tenter de privatiser la politique, en commençant par la privatisation de l’administration publique, des ministères ?
La privatisation de la politique est visible de tous. Surtout avec le D.O.G.E. (le département dit « d’efficacité gouvernementale ») dirigé par Elon Musk. Oui, il y a clairement une privatisation du pouvoir exécutif. Et ce qui est très intéressant à observer, c’est qu’aujourd’hui, à la tête des États-Unis, il n’y a plus aucun pouvoir politique. A la tête de Washington et de la Maison Blanche se trouvent deux hommes d’affaires : un homme d’affaires traditionnel, magnat de l’immobilier puis star de téléréalité (qui dirige la politique américaine comme un show ou une téléréalité) et puis un entrepreneur hyper-technologique de la Silicon Valley, aujourd’hui peu présent dans la Silicon Valley et qui détient une forme de pouvoir technologique. Et donc oui, aujourd’hui c’est encore pire que la privatisation de la politique. Le capitalisme a probablement effacé la politique. Nous assistons à l’annulation de la politique aux mains du pouvoir techno-capitaliste.
Oui, il y a une substitution du pouvoir politique. Une privatisation, bien sûr ; à la tête des États-Unis, il n’y a que deux hommes d’affaires, dans un certain sens il n’y a pratiquement plus de politique. Il y a – comme je le disais – deux hommes d’affaires : l’un avec le DOGE (le département de l’administration publique) et le pouvoir technologique ; l’autre, Donald Trump, qui représente le pouvoir exécutif.
Le pouvoir exécutif et le pouvoir technologique ont fusionné. Et dans un certain sens, c’est une grande victoire pour le techno-capitalisme, surtout.
Selon vous, la finance et l’industrie mondiale déterminent-elles toujours les choix politiques ? Wall Street compte-t-elle encore ou est-elle en recul face au pouvoir des grandes technologies ?
Les deux choses ne s’excluent pas mutuellement, Wall Street reste le reflet des nouveaux pouvoirs. Le capitalisme a cette particularité d’évoluer avec son temps, d’une certaine manière. Aujourd’hui, il n’y a plus de Wall Street d’un côté et de puissance technologique de l’autre. Wall Street reflète aujourd’hui la force de la puissance technologique.
D’autre part, quand Elon Musk a pris la direction de DOGE avec le démantèlement de l’État fédéral, ce que nous avons observé, c’est qu’une partie de la société civile avait commencé à lancer des opérations contre Tesla, avec l’opération de démantèlement de Tesla, par exemple, mais cela n’a pas réussi, cela n’a pas affecté la valeur marchande de Tesla.
Donc, d’une certaine manière, cela n’a pas eu d’impact sur la puissance financière de Musk. Le pouvoir technologique et le pouvoir financier se nourrissent et se protègent mutuellement, malgré les opérations réelles, malgré les protestations politiques.
La guerre apporte la mort et la destruction. Aujourd’hui, à travers la guerre et la course aux armements, existe-t-il une puissance qui croit pouvoir rééquilibrer les rapports de force à l’échelle planétaire ?
Il existe aujourd’hui un rapport de force majeur qui détermine l’avenir et la morphologie du prochain ordre mondial, et c’est celui entre les États-Unis et la Chine. C’est très clair. Elle s’est cristallisée autour de la question de l’intelligence artificielle, notamment à usage militaire, car c’est là le véritable enjeu, celui du leadership mondial. On ne peut pas penser à l’hégémonie sans prédominance militaire. De ce point de vue, l’intelligence artificielle est au centre d’une nouvelle course aux armements.
Le premier élément est la rivalité géostratégique : les États-Unis contre la Chine. Et puis il y a les autres conflits, par exemple avec l’Ukraine, et aujourd’hui on voit le va-et-vient et la bonne entente entre Washington et Moscou, entre Trump et Poutine. Donc l’interprétation que l’on pourrait donner, mais qui demanderait à être vérifiée dans le temps, c’est que nous avons trois blocs, disons entre la Chine, la Russie et les États-Unis, qui sont en train de redéfinir leurs sphères d’influence.
L’Europe est prise au milieu de tout cela, coincée entre la Russie et les États-Unis. Je crains que la question ukrainienne ne soit en réalité un test de résistance ou une tentative de Washington et Moscou de redéfinir les frontières de leurs zones d’influence respectives autour de la question européenne.
Mais il devient aussi de plus en plus évident que l’Europe est absente et imperceptible dans cette nouvelle répartition des sphères d’influence et je crains que nous ne soyons plus un sujet. Nous ne sommes plus sujets ni acteurs de notre destin, mais sommes devenus un enjeu. Il nous faudra donc, à un moment donné, repenser notre existence et notre identité politique, à la lumière de ce nouvel équilibre des pouvoirs et de cette nouvelle donne.
C’est pourquoi nous avons besoin de politiciens extrêmement courageux, mais surtout, de ceux qui travaillent. Autrement dit, au-delà des discours et des promesses et tout ça, il faut vraiment travailler sur notre existence et cela ne peut pas, disons, avoir de substance si nous n’avons pas une véritable stratégie techno-industrielle pour exister.
Si nous n’avons pas une véritable vision militaire pour pouvoir exister dans les rapports de force, et pas seulement sur une base individuelle, c’est-à-dire l’Italie d’un côté, la France de l’autre, le Royaume-Uni de l’autre, l’Allemagne ici, etc. Il faut vraiment que nous parvenions à un accord sur des projets stratégiques communs, mais de vrais projets, pas seulement des sommets et des discours.
Et là, nous sommes encore loin du but. »
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de l’ I.A.