Seyhmus Dagtekin, “Oser l’universel.” N°800
Écrit par admin sur 16 août 2017
Pour cette 800 ème Chronique du Jeudi, qui marque un seuil, comment souhaiter être plus « juste envers soi-même et envers l’autre » qu’avec un entretien radio (à écouter ci-dessous) avec Şeyhmus Dağtekin, poète et romancier, originaire d’un village kurde de montagne au sud-est de la Turquie, éloigné de tout, au mode de vie quasi autarcique, immuable, sans voiture, ni télévision, ni radio. Qui, depuis son arrivée en France à l’âge de 23 ans, écrit de la poésie en Français, Turque et Kurde, comme il nous l’expliquait dans un précédent entretien – à écouter ici.
«Dans ma vie, dans mes lectures, dans mon écriture, j’essaye d’enlever la peur qui nous aliène à ce qui nous entoure, qui nous empêche d’aller vers. Dans ce sens, je suis engagé avec le lecteur, engagé avec l’autre. Je me dis qu’écrire, c’est tenter d’être juste envers soi-même et envers l’autre pour sortir ou à défaut nous distancier le plus possible de l’ignominie qui nous entoure. Écrire et vivre dans un souci de justice» déclare-t-il.
Du coup son dernier recueil A l’ouest des ombres écrit lors de sa résidence à la Maison de la poésie de Rennes, démarre par un manifeste poétique de six pages. Qui frappe fort. En s’ouvrant sur une “Invitation à sortir de l’abîme”.
Şeyhmus Dağtekin y « affirme la nécessité de refondre le monde, pour en finir avec les maîtres et les esclaves. Il appelle à la poésie, à la création comme l’espace où entrer en rapport avec les autres et avec soi-même dans des relations d’égalité. Vision en même temps lucide, puisque le poète souligne la difficulté inhérente à une telle recherche. « Mais ne jamais abdiquer devant qui que ce soit. », nous dit-il. Ne jamais renoncer, pour parvenir à être, être au monde, être par la poésie. Si les ombres dont il est question dans ce recueil sont une nuit profonde et cruelle, en remontant le fil d’Ariane qui nous porte d’une vie à l’autre, une échappée se dessine à travers la poésie et la création. Un livre d’une grande force, qui nous nourrit et nous porte loin vers l’horizon. » (lire ici).
Mais revenons au tout début. Par cet extrait tiré du poème À la source, la nuit, pour dire le monde de son enfance, et ressusciter ce village perdu où les hommes disputent aux tortues les grains de raisin :
« … Quand j’étais petit, ma vie se déroula dans cette immensité déjà plusieurs fois millénaire sur la terre. Cette terre qui avait de toutes les couleurs dans ses entrailles et nous en abreuvait selon la saison ou les humeurs du temps. Cette terre qui promenait sur ses flancs toutes les tortues. Ces tortues qui n’arrêtaient pas de nous conter dans leurs regards le souvenir des pierres que nos grands-pères avaient dû lancer sur leurs carapaces quand ils avaient notre âge. Elles sortaient leurs cous aussi secs, aussi ridés, aussi vieux que la terre et nous suivaient de leurs doux regards avec un mouvement en lenteur et en grâce quand on ne les effarouchait pas d’un geste brusque et hostile.
Nous sommes tous de la terre et nous retournerons à la terre, nous disaient les grands, et nous nous approchions des tortues qui, dans leur marche si basse, si près du sol, se confondaient avec la poussière, avec les cailloux et nous invitaient à les voir plus près de la terre, à voir la terre de plus près.
Que les tortues soient de la terre, à la rigueur. Mais comment nous, avec notre chair à nous, notre sang à nous, pouvait-on être de la terre ? On voyait bien que le raisin, les figues, les poires sortaient de la terre, du moins que la vigne, le figuier, le poirier, que l’amandier étaient plantés dans la terre, que leurs fruits se mettaient à sécher dès qu’ils tombaient de leurs branches et que, en pourrissant, ils redevenaient terre, redevenaient poussière. Il en allait de même quand ils passaient par les entrailles de la tortue ou celles de l’homme. Mais comment les hommes et même les tortues pouvaient-ils être de la terre, eux qui marchaient sur la terre, qui s’élevaient de la terre, eux qui à chaque pas se détachaient et tentaient de mettre la plus grande distance entre eux et la terre ? Cela restait un mystère pour nous. »
Entretien. Avec Seyhmus Dağtekin à l’occasion de l’édition 2017 du festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo.