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« Sans-part ». N°5.

Écrit par sur 18 décembre 2009

Il y a un certain charme au temps d’hiver, à la neige, au gel. On peut entendre parfois des « Vive la neige » dans la rue aux premières averses, les rires des enfants aussi on peut les entendre. Il y a la joie de voir les flocons tomber, de voir les routes se blanchir… les sourires complices des passants que l’on croise. Bref des moments pas ordinaires dans nos régions. OK. Mais ce charme est tout relatif, évidemment. Parce que l’on n’a pas à galérer pour trouver la chaleur. Parce que le froid ne dure qu’un temps, que bien vite l’on se réfugiera dans nos maisons, nos appartements chauffés. Il ne s’éprouve, ce charme, que parce nous avons le pouvoir d’y échapper…d’en réchapper. Car le froid incessant devient très vite infernal. Il harcelle, tenaille lentement puis endort. Avec lui « peu à peu le frisson vient et la pensée s’en va. » dit Jules Vallès dans l’Insurgé. Alors il oblige ceux qui n’ont pas de toits à marcher toute la journée. Toujours se déplacer pour ne pas se refroidir, chercher un foyer pour ne pas geler. Se nourrir d’alcools forts pour s’allumer le feu à l’intérieur et oublier ce vent qui mord. Bref les temps d’hiver sont aussi ceux où nous revient en pleine face l’absence de domiciles pour tant de monde. Et chaque année ces personnes longent, dans le froid, les vitrines qui scintillent de mille feux pour Noël. Et chaque année les marchandises s’exhibent à tout va pendant qu’eux cherchent de quoi passer la nuit. Ils sont Sans domiciles fixes et pourtant leur situation, elle, est bien fixe. Invariablement ils n’ont pas de toits.

Dans le train entre Rennes et St Malo, une discussion qui s’exhibe. Ils viennent de Paris, passent leur week-end sur la « côte ». Ils blablatent sur les petits fours et les verrines d’hier soir, sur le conseil municipal, sur la gare qui s’est déplacée, etc… Ils en viennent aux foyers. Ne comprennent pas que les sans-domiciles préfèrent dormir dehors alors « qu’on leurs a installés des niches, pour les chiens ». Continuent :  » ils sont là, au pieds de l’immeuble, juste à la porte ». Une des trois :  » c’est gênant…on se sent agressé…ils sont là, ils attendent… je leurs donne un ou deux euros chaque semaine… il y en a beaucoup. » De plus en plus même, par ces temps de crise, de ces « sans-domicile », « sans-emploi », « sans-papiers »…, de ces « sans-part » comme dit J. Rancière, ceux dont la situation, le statut social même, est d’être « sans ». Et ce qui marque en écoutant cette discussion, c’est ce « ils », avec dans l’intonation ce « eux », qui signifie deux types d’humanités qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Et « ils » les gênent, « ils » les agressent, les riches, rien que par leurs présences. Alors ces derniers leurs donnent une pièce ou deux pour s’en défaire.

Rien à voir ? Tout est fait pour que l’on admette cette situation comme quelque chose de naturelle, d’inévitable. Que la richesse et la pauvreté n’aient rien à voir l’une avec l’autre. Alors la pauvreté, la précarité sont toujours abordées comme une conséquence fâcheuse du système dans lequel nous vivons, genre la pauvreté comme « dommage collatéral » du capitalisme « mais bon c’est comme ça… ». Et il s’agit de pallier à cela par l’action charitable de bonnes oeuvres, d’ONG etc…, bref on naturalise une situation qui n’est pas naturelle. C’est là oublier quelque chose d’important : la pauvreté n’est pas la conséquence mais la condition même du fonctionnement du capitalisme. Que ces personnes n’aient rien, pas de domiciles, pas d’argent, pas ou peu de relations, que ces personnes soient dépossédées de tout lui sont nécessaires. Ellen Meiksins Wood, dans son étude sur « L’origine du capitalisme », l’explique : » la différence fondamentale entre toutes les sociétés précapitalistes et le système capitaliste […] tient seulement aux rapports de propriété particuliers qui s’établissent entre producteurs et exploiteurs[…]. Ce mode d’appropriation, fondé sur la dépossession complète du producteur direct, ne se retrouve que dans le régime capitaliste. » Dans ce système, qui n’est que très récent à l’échelle de l’histoire humaine, il faut que les gens n’aient plus rien, qu’ils se retrouvent nus de toute possession pour créer les conditions qui permettront de les mettre au travail, et cela en vue d’améliorer toujours plus le profit. Ellen Meiksins Wood encore: « Comme le producteur direct ne possède ni biens ni propriété, et qu’il n’a d’autre moyen que de vendre sa force de travail contre un salaire pour avoir accès aux moyens de production assurant sa subsistance, aux exigences de sa reproduction sociale et même aux moyens de son propre travail, les capitalistes peuvent s’approprier ses surplus sans avoir recours au moindre pouvoir coercitif. »

Rien à voir ?…si bien sûr. Ce n’est pas un hasard si depuis trente ans l’on voit « l’explosion des inégalités », cet écart entre les plus riches et les plus pauvres. Ce n’est pas un hasard si chaque année, à cette période de Noël, la question des sans domiciles, de ces gens qui dorment dehors quand il gèle, nous revient invariablement. Parce que cette situation n’est pas simplement l’effet du capitalisme mais bien ce sur quoi il se fonde. L’existence de « sans-part » n’est pas accidentelle mais structurelle parce que » l’éthique de l’amélioration, dans son sens premier, pour laquelle la production est indissociable du profit implique également une éthique de l’exploitation, la pauvreté et la multiplication des laissés pour compte. » Et l’on se rend compte alors que les richesses extraordinaires accumulées par un si petit nombre ces trente dernières années n’ont pu l’être que parce que de plus en plus de gens, dans nos rues et dans le monde, sont laissés pour compte. Et l’on comprend alors que ce froid, ce temps d’hiver n’est que très relatif à côté des « eaux glacées » du capitalisme. Et l’on se dit aussi, malgré tout, que la neige, parce qu’elle le désorganise et interrompt les flux de profit, a le charme concret de nous faire penser à un autre monde.

M.D

Sans-part, neige…

Neige ?
Neige aussi un peu dans vos propos me semble-t-il…Alors permettez-moi d’en rajouter une couche…

Le terme de «possession » , et c’est encore lui qu’on retrouve dans « dépossession » me semble trop rigide et trop froid dans la matérialité qu’il exprime …Sans part, sans domicile, sans argent…

Oui mais…dit souvent quelqu’un qui vous est proche…

…Oui mais l’injustice morale, le déni des « attentes liées au respect de la dignité, de l’honneur ou de l’intégrité propres »(Axel Honneth), le déni d’humanité…

Le manque de la parole…le manque du lieu où être ensemble.

La capacité de…le potentiel à…cette force de travail dont vous parlez… méprisés…

Même le jour / la nuit n’existent plus, les crevasses s’enveniment, la carie ronge l’os, le simple droit du « moindre » mammifère à autoréguler sa propre chaleur est remis en question…

Bien sûr tout ceci est sous-tendu dans « sans part » mais…

PS : Quant à cette phrase : « Les sourires complices des passants que l‘on croise »… vous étaient-ils destinés ? Vraiment ? Vous êtes sûr ? n’avaient pas un téléphone caché dans leurs oreilles en fourrure ? Je me méfie, vous comprenez ?

Françoise.

20/12/09-11:47

Re-Sans-part, neige…

A propos de « matérialité », voir ce reportage: l’architecture moderne anti personnelle des villes

D.D.

21/12/09-12:16


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