Paterson, film qui ré-enchante le monde. N°767
Écrit par D.D sur 28 décembre 2016
De Jim Jarmush je m’étais dit qu’il me fallait quand même voir un jour un de ses films. La raison ? Une anecdote personnelle remontant à quelques années.
J’explique. Victime d’un surbooking (surréservation) à l’aéroport de Roissy-CDG, contraint à une longue attente, sonné par l’incompréhension causée par la mauvaise foi d’un personnel de la compagnie aérienne tout mobilisé à la chasse d’un pigeon à sacrifier sur l’hôtel des départs en weekend ensoleillé sur-tarifés et qui ne manque pas d’air en me transformant en cible après avoir inventé grossièrement à mes dépens une panne informatique fictive, je me pose un brin fébrile sur un banc, suite à une longue parade de répliques.
Dans une situation – aberrante! conventions européennes invoquées, des démarches par écrit ont suivi- donc où il ne faut pas m’en demander trop, pour échapper à ma colère qui n’est pas que verbale, je glisse alors un regard de quelqu’un resté en rade malgré lui alors qu’il n’attend qu’à décamper de là, vers une famille, le père la mère et les enfants encombrés par leurs bagages. En prise avec les gros boutons d’appel d’ascenseur perdu à haute altitude vu le délai d’attente.
Mais la chevelure de l’homme, haute et blanche, m’attire l’oeil. Me rappelant une certaine allure sans âge qui m’est connue par les journaux et télé. J’y vais bravement de mon regard in-tranquille, et reconnais le grand cinéaste new-yorkais. En famille, tranquille. Et si j’ose dire le fait de l’observer bien à la peine face à cet ascenseur-étoile filante me permet de dissiper le brouillard un poil électrique qui me gagne l’esprit face à l’écrasante adversité qui bloque toute négociation pour mon embarquement. Je l’en remercie encore !
Pareil bienfait vaut bien renvoi d’ascenseur… entr’aperçu. Or par bonheur, de vous à moi, aller voir le dernier film de Jim Jarmush est une très chouette destination. Parce qu’il est formidable.
Voilà pour l’histoire véridique qui aurait pu vous être racontée à un tout autre endroit qu’ici, même au volant qui sait, passager moi-même d’un bus par exemple.
Le film : Paterson, New Jersey. Une ville et une personne donnent le titre à ce film. Donc dans la ville de Paterson – dans le New Jersey, banlieue ouest de New York- et en effet Paterson est aussi le nom du protagoniste joué par Adam Driver, qui, dans le film est un… conducteur de bus.
Il vit avec sa petite amie (actrice iranienne Golshifteh Farahani), passionné des objets, des tissus, des dessins et des petits gâteaux, qu’elle produit en quantités industrielles. Une vie simple, tranquille et réglée comme une horloge pour Paterson qui, comme tout chauffeur de bus, transporte les enfants et les adultes dans la ville, une cité ouvrière minée par la désindustrialisation.
Du coup dans l’autobus, à travers ses passagers, il capte de cette ville toutes ses nuances et l’intensité de ses moments. S’en imprègne et à force d’être ici et là, de passer partout et d’être au courant de tout, il est la ville. Et l’idéalise.
Bribes de conversations, ragots, ou histoires, toute une matière brute orale et vivante se met à résonner en lui. Si bien qu’il en fait des poèmes.
Il les couche sur les pages blanches d’un “carnet secret” – des “vers libres”, de la prose sensible, chaque soir, après une bière au pub d’en bas de chez lui quand il sort le chien (Marvin, un molosse anglais).
L’idée du filmeur a été de suivre un Paterson peu loquace, du lever au coucher. Il se réveille vers 6 h 30, se rend à son travail à pied, conduit l’autobus, prend une pause déjeuner, rentre à la maison, promène son chien, et prend une bière au bar local. L’ordinaire quoi. Et le lendemain, rebelote. Mais le chauffeur-poète sait saisir ce qui dans le quotidien du transport est différent, les variations, les enchevêtrements. Il ne cherche pas la postérité, ni même un éditeur ou un large lectorat. La/sa poésie il la considère comme un flux vital insaisissable, une matière fluide susceptible d’être éphémère.
Son héros -donc le héros du héros du film- est un poète nommé William Carlos Williams, véritable jalon de la littérature américaine avec un langage de tous les jours, auteur d’un poème épique qui donna son nom à cette ville. Et Paterson est fier aussi de vivre dans ce lieu considéré aux États-Unis comme le berceau de l’anarchie et des poètes, de William Carlos Williams à Allen Ginsberg. « Paterson était une cité industrielle modèle de la fin du XIXe siècle avec des ouvriers venus d’Italie, d’Irlande, de partout, explique Jarmusch. Un mouvement anarchiste y est né. Quant à Williams Carlos Williams, il était médecin et poète du quotidien. Son esprit nous a guidés à travers les méandres du film. »
Avec le sens du temps qui coule à mesure que Paterson conduit, par cette histoire qui n’a rien de spectaculaire mais où la caméra est à son affaire, l’univers du cinéaste rend hommage à la poésie, cet autre regard posé sur le monde.
Jarmusch a déclaré que son “film se veut un antidote à la noirceur et à la lourdeur des films dramatiques et du cinéma d’action”. Pensez donc ! un film où personne ne tue, personne ne meurt, personne ne pleure ! Qui utilise des moyens de transport publics, qui initie à la sublimation du quotidien par la richesse des relations familières, par l’attention aux détails planqués sous les habitudes, par la poésie comme art de vivre, et qui finalement est considéré comme le film le plus poétique de l’année ! Paterson est un film qui apaise…
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de la poésie, des poètes et de la ville.