Ota Pavel, « Comment j’ai rencontré les poissons ». N°887
Écrit par admin sur 18 avril 2019
« Je revoyais surtout la région de Krivoklat. Le moulin de Nezabudice et la lumière perpétuellement allumée pour les braconniers et les gendarmes. Je repensais aux anguilles mystérieuses qui passaient par là, avec leurs petits yeux de serpents, toutes frénétiques dans leur pèlerinage depuis les mers et les océans. L’intéressant, c’est bien que les choses de ma vie avaient disparu, mais les poissons étaient restés. Ils faisaient le lien avec la nature, où ne tressautait pas, avec saccades ridicules, le tramway de la civilisation.
Je sais désormais ce qui attire la plupart des gens, ce n’est pas seulement la quête du poisson, mais la solitude des temps révolus, le besoin d’entendre l’appel de l’oiseau et du gibier, encore tomber les feuilles d’automne. Tandis que je mourais là-bas à petit feu, je voyais surtout cette rivière qui comptait plus que tout dans ma vie et que je chérissais. Je l’aimais tellement, qu’avant de me mettre à pêcher je ramassais son eau dans mes mains en coquille et je l’embrassais comme on embrasse une femme. Puis, je m’aspergeais le visage avec le reste de l’eau et je réglais ma canne.
La rivière s’écoulait devant moi. L’homme voit le ciel, il jette un regard dans la forêt, mais ne voit jamais rien au cœur d’une vraie rivière. Pour voir ce qui se passe dans une vraie rivière, il faut une canne à pêche….
La pêche, c’est surtout la liberté. Parcourir des kilomètres en quête d’une truite, boire à l’eau des sources, être seul et libre au moins une heure, un jour ou même des semaines. »
Ota Pavel, « Comment j’ai rencontré les poissons ».
Tout se bouscule sur les écrans mais rien jamais ne montre l’effondrement de… nos rivières. Lire ici. Rendons leur hommage avec « Comment j’ai rencontré les poissons » d’Ota Pavel.
Voici un livre qui pourrait être considéré comme un recueil d’histoires de jeunesse. Racontées comme on égraine ses souvenirs de gamin en culottes courtes, troisième garçon d’une fratrie. Avec de la drôlerie. Et de l’immense tendresse quand son auteur parle de son père, Léo Popper, un représentant de commerce pour la firme Electrolux.
Un drôle de papa, passionné dans tout ce qu’il entreprend, qui vendait à la pelle des aspirateurs à domicile, tellement qu’il devint champion du monde des vendeurs de cette marque.
Heureusement, dans « Comment j’ai rencontré les poissons » – qui est devenu un classique de la littérature tchèque contemporaine-, il y est peu question d’aspirateurs à poussière. Mais de poissons des rivières et des étangs, pas mal. De Krivoklat (à 50 km de Prague), pour lesquels ce papa fantasque est complètement fada. Son fils l’accompagne dans cette passion dévorante pour la pêche aux carpes, truites, bardeaux, gardons, et autres anguilles.
A travers ces récits largement autobiographiques, Ota Pavel nous fait saisir les instants de bonheur de chaque journée plutôt que de ruminer sur les drames. Qui, pour le coup, frappent la famille, mi juive, mi catholique, bien servie – la guerre venant bouleverser sa vie comme celle de tant d’autres familles; son père et à ses deux frères sont déportés en camp de concentration (ils en reviendront). Ota survit auprès de sa mère en braconnant les carpes à la canne à pêche, au nez et à la barbe des boches à têtes de mort.
Jusqu’à l’affront final avec ce qui arriva à son père, après la guerre, après qu’il fut juif déporté avec ses deux fils: « Le pire de ses chocs fut lorsqu’il alla se présenter auprès de cette fameuse maison Electrolux. Il avait mis le moins usé de ses costumes (marron à petites raies claires) et il avait piqué à sa boutonnière son insigne communiste tout neuf, celui des nouveaux adhérents au parti ; Dès que ces messieurs virent papa avec cet insigne, ils le mirent évidemment à la porte. »
Pourtant ce n’est pas un livre triste. Mais d’une douce poésie qui raconte la vie. Pourtant contrairement à ce que le titre laisserait croire, ça ne parle pas que de pêche. Quoique, de pêche, ça ne cesse. Mais de bien plus que cela. Puisque l’on y découvre à travers la famille de l’auteur, en filigrane l’histoire du pays au XXème siècle, voire celle de l’Europe centrale avec la persécution des juifs, en particulier.
Comment j’ai pêché ce livre en librairie? Grâce à son bandeau rouge qui l’entoure. Il porte la recommandation de l’écrivain italien Erri De Luca: » une lecture physiquement contagieuse qui produit des bulles de joie sous la peau ».
Pas mieux pour rencontrer les poissons! Qui produisent de telles bulles de joie chez le papa d’Ota qu’il se met à risquer sa peau que la nuit de son départ pour le camp de concentration de Terezin, il est passé sortir les carpes de son étang confisqué – « Un Juif peut-il faire l’élevage de carpes? le raisonnait le maire »- afin que l’occupant allemand ne puisse en profiter: « Au matin, lorsque la lune commença à faiblir et que le gel redoubla de force, nous étions transis jusqu’à l’os et comme nous portions les sacs mouillés sur le dos, maman raclait la glace sur nos habits. Mais l’étang était vide, les carpes avaient déménagé chez leur propriétaire, car en fait papa avait volé ses propres poissons.
Le matin, nous l’accompagnâmes à l’autobus de Prague. Il portait une valisette à la main et pour la première fois de sa vie, il avait le dos voûté. Mais cette nuit-là, il avait grandi de plusieurs tailles à mes yeux. »
Tout au long des descriptions de ces lieux de réjouissance pour pêcheurs, il se ressent chez son auteur – en grosse dépression, Pavel l’a écrit dans un hôpital psychiatrique les jours où il pouvait regarder à travers les barreaux et retrouver la lucidité de son esprit- une joie à transmettre à la fois « la vie vécue comme une fête » (titre de la préface), et le plus fidèlement possible la beauté de la région de Bohême de l’Ouest, ses étangs, ses rivières: « Et en m’en revenant, je pensais aux ruisseaux. Au fait qu’il y en a des milliers par chez nous. Avec des myosotis ou des nénuphars, des chevaines ou des truites. Partout on découvre quelque chose de nouveau. A la surface de l’eau on peut se voir comme dans un miroir et ces miroirs sont bien plus beaux que ceux des maîtres vénitiens. » écrit l’auteur.
« À la fin j’ai poussé une série de soupirs. J’avais fini de lire Ota Pavel et je devais prendre congé du livre et de lui. Comme à la gare on salue un ami qui déménage au-delà de l’océan et emporte un tas de belles heures passées ensemble, je laisse Ota Pavel à celui qui a la chance de pouvoir le rencontrer pour la première fois. » (Erri De Luca).
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour des rivières.