Non, pas une image publicitaire ! Un chef d’oeuvre ! N°547
Écrit par D.D sur 19 septembre 2012
Lundi matin. Une petite chose se rappelle à mon bon souvenir, dans mon TER quotidien de 7h15. Comme marque page de mon livre s’est glissé en effet mon ticket d’entrée au Rijksmuseum d’Amsterdam, visité en août dernier. Celui-ci porte comme effigie la toile célèbre de « La Laitière » du peintre hollandais Wermeer, toile peinte vers 1658, dont le sujet principal est une femme dite « d’humble condition« . Lundi soir, c’est ce même peintre qui se retrouve au centre d’une conversation charnue à table, entre amis se partageant les palourdes qu’ils venaient de pêcher de bon matin, loin en grève de la baie du Mont Saint-Michel, les pieds collés à la tangue, avec pour tout instrument leurs mains pour grattoir. De bien bonnes courbatures à venir.
Retour donc sur ces peintres de la Renaissance qui nous apprennent à mieux voir le monde. Qui ont tenté dans leurs toiles « d’y retrouver le sens et la beauté de nos gestes les plus élémentaires ». Premièrement, « La Laitière » c’est un tableau archi-magnifique. D’une luminosité incroyable. D’une incroyable précision. Très doux, très délicat. Eclairé par une fenêtre à gauche du sujet. Quiétude du lieu, songe de la lumière. Interaction entre lumière et objets. Soin des contours, maîtrise extraordinaire des couleurs, sensibilité aux nuances. Son bleu et son jaune vont marquer Van Gogh. Premier point commun entre ces deux artistes. Le second, c’est que Wermeer, deux cents avant, fut poursuivi par les difficultés financières jusqu’au bout de sa courte existence. Méconnu jusqu’à la fin de ses jours, à 43 ans. Oublié durant près d’un siècle. Le troisième c’est qu’à la Renaissance, l’art se met à hauteur de cette femme ou de cet homme ordinaire.
En le nommant « L’Age d’or hollandais. De Rembrandt à Vermeer », le philosophe et historien Tzvetan Todorov met en évidence une signification morale et métaphysique dans la représentation du détail quotidien. Quand d’autres, forts nombreux, dans une version remaniée très contemporaine, n’y verront que le yaourt «à l’ancienne» lancé par Chambourcy (Nestlé). La belle affaire. Sans se creuser l’imagination. Non, cette laitière n’est pas une image publicitaire ! Il s’agit d’un chef d’oeuvre ! oui, mon bon monsieur, je ne vous le fais pas dire… !
Tzvetan Todorov, dans un bel ouvrage sur la peinture hollandaise au XVIIe siècle Eloge du quotidien (Seuil, Coll. Points,1997), dit ceci: avec Vermeer, « nous sommes comme frappés de stupeur devant la beauté des tissus, des meubles, des gestes ». Pour Todorov la peinture de genre flamande permet d’éclairer le choix des motifs des artistes hollandais du 17ème siècle: « elle opère un choix, et même un choix très restrictif, au sein de toutes les actions qui forment le tissu de la vie humaine. Elle renonce à la représentation de tout ce qui sort de l’ordinaire et reste inaccessible au commun des mortels. «
Par là, ajoute-t-il, Vermeer nous apprend « non pas à ralentir nos gestes – nous aurions à renoncer là un point important de nous-mêmes – mais l´impression qu´ils laissent dans notre conscience, pour nous donner le temps de les habiter et de les savourer. C´est alors (conclut-il) que la vie quotidienne cesserait de s´opposer aux oeuvres d´art, aux oeuvres de l´esprit, pour devenir, tout entière, aussi belle et riche de sens qu´une oeuvre ». »
Selon Todorov encore, la peinture de genre se caractérisait, contrairement au portrait, par le fait que le regard se porte davantage sur la société (voire sur l’humanité) dans son ensemble que sur l’identité de la ou des personnes représentées. Bref, voici l’apparition d’une peinture « civile et intime » selon l’expression de ce journaliste engagé » Théophile Thoré sans lequel l’artiste en question serait resté jeté aux oubliettes. Peut être le serait-il de nos jours encore s’il ne lui avait pas consacré une série d’articles. Il avait vu clair, une fois ré-exposés ces tableaux façonnèrent, de fait, une autre façon de voir, donc de penser. Une laitière qui prépare sa crème, une “Femme lisant une lettre”, “La Ruelle” et “La Lette d’Amour”, bref : rien de grandiose, la vie dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Pour la première fois, au Pays-Bas, ce n’est plus l’histoire sainte, la mythologie grecque ou l’histoire qui deviennent le thème central du tableau, mais la vie quotidienne des gens. Un art libre s’installe. Pour mieux voir. Là-dedans, là-dessous, partout.
Mardi matin. Imaginer ma propre représentation dans cette rame de train aux abords de l’arrivée en gare à Rennes, vient tout seul. Assis parmi les autres qui filent à leur travail. Avec en mains le livre Biogée de Michel Serres dans lequel s’est glissé un ticket d’entrée à l’effigie de « La Laitière » de Wermeer. Puis je regarde autour de moi. Poliment. L’humanité. C’est beau. C’est rassurant. Penser à regarder le monde en cadrant son regard sur de « belles toiles » potentielles. Penser à affiner son oeil. A l’hors-bulle. Pas oublier de lorgner sur les chaussures des voyageurs. Leur façon de se poser au sol. Comme un renvoi aux souliers jaunes de Van Gogh que reprend en refrain Paul Rebeyrolle. J’ajoute: bien entendre l’instant. En reconnaître la musique. Non, mon bon monsieur, pas la peine de passer la belle image au Paint Shop pour une version remaniée jaunissante, là c’est dans la tête que ça se passe !
D.D