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Marie Cosnay, « Notre mer de sang. »

Écrit par sur 26 juin 2019

Voici ci-dessous la tribune titrée Notre mer de sang de Marie Cosnay, parue dans le journal L’Humanité en date du mercredi 19 juin. Elle mérite qu’elle soit montrée ici aussi.
La prenant comme un rappel à penser et dire l’hospitalité, ce à quoi elle nous invite tous, nous sommes ainsi heureux de la relayer.
Et nous la prenons en plus comme une invitation à retrouver sa voix.
A la fois dans l’entretien qu’elle nous a accordé en avril 2018 à l’occasion de sa tournée en Bretagne, et lors de sa lecture en tant qu’invitée à l’édition 2016 du festival des Polyphonies de la Maison de la poésie de Rennes.
Marie Cosnay vit à Bayonne dans le pays basque, elle est traductrice de textes antiques et écrivaine.

Entretien à écouter ici. Lecture, .

Juin 2019. Les dates se suivent et les actes se ressemblent. Sans surprise, ils tiennent leurs promesses féroces: ils habituent au crime. Il y a un an, environ, les premiers bateaux de sauvetage se voyaient médiatiquement refuser l’entrée dans les ports européens, un président français ne répondait pas à la demande urgente de secours. On se référait au droit maritime, les premiers ports de secours étaient Malte et l’Italie, on s’arc-boutait sur cette loi des premiers ports; s’ils ne recevaient pas, on ne recevrait pas non plus, méprisant au nom du droit un des premiers devoirs maritimes, l’obligation de prêter assistance en mer (article 98, paragraphe 1, de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer). Puis l’Europe finissait par se répartir, de pays à pays, quelques personnes, devenues pour l’occasion individus, extraits du groupe, de la masse d’indifférence. L’Espagne faisait fort: elle donnait un pavillon à l’Aita-mari, bateau basque, lui retirant l’autorisation d’aller en Méditerranée centrale: Malte et l’Italie ne recevant personne, le trajet de la Méditerranée aux côtes espagnoles (Baléares) serait long et dangereux. Mieux valait des morts en mer qu’un long retour qui mettrait les rescapés en danger.


Juin 2019. Pia Klemp, capitaine du Sea-Watch, est poursuivie par un tribunal européen pour avoir sauvé de nombreuses vies. Clairement l’Europe donne un signal sûr: elle peut, elle sait devenir criminelle. Le cadre: une civilisation fondée, jusqu’à preuve du contraire, sur le contrôle du désir pulsionnel du meurtre. Du côté des lois non écrites: un médecin soigne un malade tombé devant lui avant de savoir s’il est ceci ou cela, un naufragé n’est rien d’autre qu’un naufragé, pris à l’instant du danger. Le tort des personnes dont on pense qu’elles sont noires – quoique, les signaux peuvent se confondre. Le tort des personnes est de vouloir, sans visa, fuyant bombes ou enfer économique, une vie meilleure. On ne veut pas ou on pense ne pas pouvoir la leur proposer, on en fait des condamnés. Des prêts à mourir. N’hésitant pas à sortir, pour l’occasion, du cadre donné.
Rien ne tient, de cette position, qui puisse se justifier. On peut même croire à un immigration contrôlée, on peut même être contre toute immigration, on peut bénir, par peur, ignorance et idéologie, les murs du monde mais on ne peut pas justifier de laisser mourir l’autre devant soi et de punir celui qui le sauve – sauf, libérant nos pulsions criminelles, à affirmer que nous entrons en une ère barbare, ce que nous ne faisons pas ouvertement. L’humanité se noyait? L’humanité palpite, exaltée chaque fois que quelqu’un sauve quelqu’un, chaque fois qu’un jeune homme escalade un immeuble imprenable pour récupérer un enfant en danger, l’humanité se réjouit et son coeur bat. Alors, l’humanité se noyait? Pas vraiment. Elle résistait aux attaques.

Discussion, au café, avec un ancien harraga revenu en Algérie, passé par la Libye. « Tu sais combien vaut un Noir en Libye? » Suit un chiffre.

Mi-juin 2019, vagues et vents violents en mer d’Arboran. Des milices auxiliaires, à Tanger, attaquent, soutenues par des civils précaires, les baraquements des Subsahariens en attente. Paient les militaires marocains pour passer – quand l’Europe paie le Maroc pour les empêcher de passer.

Juin 2019, baraquements détruits à Tanger, personnes agressées. Ce convoi transporte 53 personnes. Il part de Nador, dérive. Plusieurs femmes et enfants sont à bord. Salvamento Maritimo, qui porte assistance dans les eaux espagnoles aux bateaux en détresse et dont la mission n’est pas encore criminalisée, trouve les survivants. Cinq passagers sont morts, une mère de deux enfants, dont les photos circulent sur les réseaux sociaux des proches. Une mer de sang. Une communauté pleure ses enfants, frères et soeurs. L’humanité se noie? Non, l’humanité va et veille, s’efforce, suit son élan. Elle est en danger mais ne renonce pas à une vie meilleure, la circulation, la liberté. C’est l’idée d’égalité devant la vie qui n’est pas brillante. D’une part, les « devant vivre à tout prix », de l’autre les « prêts à mourir ». Que prépare cette féroce binarité? « Tu sais combien vaut un Noir en Libye? ».

Marie Cosnay – L’Humanité, mercredi 19 juin.

 


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