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L’univers des possibles. N°596

Écrit par sur 11 septembre 2013

« Ce qui m’intéresse, c’est la transgression : vous mettez vos pieds ou votre regard dans d’autres lieux que ceux qui sont supposés être les vôtres. » dit Jacques RancièreEt tant pis pour les gens fatigués, Entretiens (2009).

Mais on peut triturer la formule en déplaçant « autres » : la transgression devient alors ceci : « vous mettez d’autres pieds ou un autre regard dans les lieux que ceux qui sont supposés être les vôtres ». Et ton bureau ou ton atelier devient un banc de sable, tes collègues des phoques gris, ta fenêtre un hublot sur la Manche, le téléphone qui sonne une corne de brume et ton siège une branche de cerisier…bon, faire gaffe quand même ! N’est-ce pas une bonne recommandation pour reprendre du service après ces congés d’été ? A l’heure où les martinets s’apprêtent à partir, où les hirondelles sont déjà parties. Mais où les ramiers roucoulent encore …

Par contre ce qui intéresse Jacques Rancière en philosophe indépendant, nous intéresse ici particulièrement. Depuis fort longtemps. Pour tout dire, c’est bien ce qui constitue notre programme: nos pieds ou notre regard dans d’autres lieux que ceux qui sont supposés être les nôtres. Eh bien, voici tout un beau programme de rentrée !

Reprenons l’explication. Jacques Rancière parle de l’insurrection cordonnière -dans le Philosophe et ses pauvres. Dans la boutique du cordonnier les amis passaient pour bavarder et de ce bavardage naissaient les rêves d’une autre société. Méprisés pour leurs savates, les cordonniers, avec les tailleurs, les forgerons, les menuisiers aspirent à un monde d’êtres indépendants des autorités.

“ Insurrection cordonnière. La raison sociologique des historiens voudrait y voir la promotion de la vertu cordonnière. La fierté de ces travailleurs habiles, leur inquiétude devant le monde nouveau du travail déqualifié armeraient l’esprit et le bras des cordonniers comme de leurs inséparables acolytes, les tailleurs. Seulement pour les cordonniers – et tous les ouvriers – le savent : il n’y a pas de vertu cordonnière. Ou bien , et cela revient au même, il y a cette vertu qui n’a pas changé depuis Platon : le cordonnier est celui qui ne peut pas faire autre chose que la cordonnerie. ”

C’est bien pour ça qu’ici nous aimons les cordonniers. Plus qu’une question de parenté. Car il s’agissait pour eux de s’émanciper des frontières, des barrières qui les contraignaient à rester voué à leur tâche. Celles de « la nécessité, où il n’existe pas de possible, pas de choix, mais seulement le choix de la meilleure manière de gérer la nécessité », comme l’énonce Rancière -La méthode de l’égalité. D’où leur aspiration « à avoir une autre culture, un autre monde sensible que celui qui leur était destiné ».

Et du coup Jacques Rancière renvoie au « possible ». Qui s’oppose selon lui au « nécessaire ». « Possible » n’étant pour lui jamais de l’ordre de l’imagination. Ni de l’utopie. Mais qui est quelque chose comme un autre monde sensible possible. « Il existe des petits segments d’autres mondes possibles qui sont donnés dans une actualité. » « L’essentiel, c’est l’idée qu’il y a toujours plusieurs présents dans un présent, plusieurs temps dans un temps. » D’où: « Redéfinir un univers des possibles, c’est finalement remettre du possible dans le réel, soustraire du nécessaire. C’est une question de prolongement, d’interprétation des émergences. »

« … plusieurs temps dans un temps. » Ce « possible » me donne l’occasion de saluer ce jour un ou plusieurs visiteurs de ce site. Je m’explique. L’hébergement de ce site internet, comme de la plupart, offre la possibilité de consulter à la fois les statistiques de fréquentation et d’avoir une représentation géographique du volume de visiteurs en provenance de diverses régions à travers le monde. Sur la carte ce sont des points jaunes. L’un d’eux ne m’est jamais apparu comme les autres, c’est celui portant l’indication: Chile-Santiago. Parce qu’il m’évoque ce qui s’est passé dans ce pays il y a quarante ans. Je prends le temps de le regarder. Comme un honneur en ce qui nous concerne.

A vous là-bas, ce « El Pueblo Unido Jamas Sera Vencido. » par le grand pianiste Giovanni Mirabassi. Bon courage. Salut à vous tous.

D.D


Les opinions du lecteur
  1. Françoise   Sur   12 septembre 2013 à 7 h 07 min

    « Dans la boutique du cordonnier les amis passaient pour bavarder… » dit la chronique
    Et, c’est vrai, dans la Nuit des prolétaires , Rancière montre l’appropriation d’une parole qui n’est pas une parole à vocation publique : la parole poétique ou la parole romanesque qui forment un régime de parole : un régime de « désidentification »
    Ce qui compte dans l’appropriation de cette paroles des prolétaires de Jacques Rancière et des femmes chez Geneviève Fraisse, c’est l’appropriation d’une parole qui permet de dire autrement l’expérience quotidienne , une parole muette aussi, comme une « tension entre plusieurs modes de la parole ».
    Une parole comme celle de Philippe Beck aussi…dont la « Voix ouvre des yeux »
    « Pour moi la seule méthode qui vaille c’est de savoir si une parole fait tout à coup poids, résonance par rapport à une autre, si elle établit un réseau par rapport à une autre. » Ecrit encore Rancière

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