La parole et le bruit en partage. N°593
Écrit par D.D sur 21 août 2013
Bien sûr on a compris, car on l’a lu souvent ici ou là, mais ça fait toujours plaisir de le relire non ? De Jacques Rancière: « En travaillant sur l’histoire de l’émancipation ouvrière, je me suis rendu compte que celle-ci ne traduisait nullement le passage d’une ignorance à un savoir, ni l’expression d’une identité et d’une culture propres, mais plutôt une manière de traverser les frontières qui définissent les identités. Tout mon parcours a porté sur cette question que j’ai nommée par la suite « partage du sensible » : comment dans un espace donné, on organise la perception de son monde, on relie une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles. »
Et comme la particularité d’une radio est de s’intéresser aux sons, et de la nôtre, plus qu’ailleurs, au « partage du sensible » tel que le ressent Rancière, allons voir cette autre manière de traverser les frontières.
Physiquement parlant. Une indication : comme le suggère Michel Serres, « il n’y a pas de mur étanche au bruit. Il y a des murs étanches au regard ou à la lumière, il y a des boîtes d’ombre, nul n’a trouvé de lieux silencieux… » (Génèse). Donc, la dynamique propre du bruit semble impliquer cette logique du franchissement des espaces. Voici une bien efficace « manière de traverser les frontières qui définissent les identités ».
Mais faut-il clarifier d’abord cette question du bruit. Ainsi appelle –t-on bruit un « mélange confus de sons » (Littré, 2007). Le bruit renvoyant à l’excès d’une excitation sensible, la distinction entre le bruit et le son serait ainsi de l’ordre d’un seuil qualitatif. Bref, qu’il soit bruit ou qu’il soit son, ce phénomène sonore se présente comme un élément sensible qui se joue de la perception du monde. Après, tout est une question d’atmosphère et de relations vécues. De juste mesure. De tranquillité ou d’intranquillité. Parfois les sons faut les calmer.
Car les sons sont là. Forts ou faibles. Que rien ne peut les faire taire tous à la fois. Suffit de tendre l’oreille. Pour donner du sel à notre terne vie, l’amas des sons dans le tumulte universel. Multiformes qui s’agitent en tous sens. Qui émergent puis se dérobent. Sous un arbre, le vent dans les feuilles et le cri du corbeau; d’une fleur à l’autre les abeilles qui s’en vont butiner; dans la rue le sifflement d’un chargement qui passe à grande vitesse; le partage de la conversation au portable d’un marcheur qu’on croise; les casseroles et couverts dans la cuisine qui s’entrechoquent; le miaulement du chat dans nos pieds qui demande quelque chose qu’on ne devine pas; le robinet qui coule et éclabousse; le cliquetis de ce clavier sous mes deux doigts frappeurs; et le chant de ce cher petit merle au bec orangé qui apparaît au moment même où le téléphone sonne, etc… bref à l’infini. A l’inépuisable. Et souvent ces sons sont intriqués. Transversalement. Se rapprocher des penseurs poètes, comme Prévert.
Certains pénètrent nos styles de vie et font trembler tout ce qui est. Suffit de se remémorer les bangs de Concorde passant le mur du son, dans le temps… Ou d’autres engins supersoniques comme le Rafale. Suscitant d’indomptables angoisses chez les terriens que nous sommes, hommes, animaux et végétaux compris. Déclenchant la peur des profondeurs cosmiques. Il semblerait pour certains mal lunés de nos jours que ce soit le chant du coq qui bouleverserait tout autant.
Qu’ils viennent du « dedans » et du « dehors », qu’ils se cachent aux tréfonds, ou nous survolent, quoiqu’on fasse il en restera. Qu’ils proviennent du seuil de l’univers ou aux antipodes, de soi en soi -dont le bruit est heureusement imperceptible à l’oreille. Bref, au sens humain du terme nous baignons dedans. Sans délivrance possible. Passer outre les sons du monde? A quoi bon? D’autant que contraindre un homme à l' »enfer du silence » est une des pires tortures connues!
Quant aux nombreuses expressions de type : « le bruit court que… » (Littré, 2007) ça signifie que quelque chose de sonore se déplace en dehors de notre pouvoir. Donc traverse les frontières. Faut-il s’en plaindre ? Freud sur Eros et Thanatos : « l’impression s’impose à nous que les pulsions de mort sont pour l’essentiel muettes et que tout le bruit de la vie provient surtout d’Eros » (Freud, « le moi et le ça » -essais de psychanalyse). Si les pulsions de mort se déploient effectivement du côté du silence…
La chose paraît ainsi entendue. Parlons alors de bruit de la vie, de paysage sonore ou de « perceptions acoustiques ». C’est au choix. Non sans donner sa chance à l’idée. Et même un peu plus. Se mettre à l’écoute de celle-ci. Etre attentif à ce qui s’adresse à nous. Ainsi dans ce flux sonore, j’aime écouter certaines pensées s’énoncer. En cette fin d’août. Avant que les « choses » reprennent de plus belle.
Philosophiquement parlant. Dans ce registre (sonore) je me souviendrai toujours de Jacques Rancière. Ecouté il y a quelques années déjà, sous les mûriers de la cour de l’Ecole des Beaux-Arts à Rennes, invité par la librairie rennaise Planète IO. De sa « manière de partager le sensible ». S’est imprégné depuis en moi son phrasé si particulier et si pressé, son ironie et sa verve, son espèce de gaieté. Ré-écouté plusieurs fois depuis grâce à notre podcast. Pour dire simplement, il y a ce qu’écrit le philosophe c’est une chose, mais c’est autre chose encore quand vient s’ajouter cette manière singulière d’être au monde, sa voix. Et là, les deux aspects de la personne réunis, l’écrit et le parler, donnent immanquablement une véritable dimension philosophique.
Autre souvenir personnel, il concerne Anselm Jappe. Ecouté à la maison de quartier de Villejean cette fois. Invité par le même libraire. Autre bon point pour relier « une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles. ». Comme la « valeur » ou le « travail », à savoir ce qu’ils signifient aujourd’hui pour ce penseur. Un regret : celui d’avoir manqué Jean-Paul Dollé. Ce militant de la citadinité venu causer de « l’inhabitable capital ». Heureusement, grâce à l’enregistrement que nous avions réalisé, et le portrait de lui dressé sur Lieux-Dits, sa voix, son langage, sa pensée, sa présence restent définitivement au monde par delà sa disparition.
Considérant que « le bruit court que… » la philosophe et historienne de la pensée féministe, Geneviève Fraisse sera l’invitée du 14ème séminaire de Planète Io, je recommande aux lecteurs de cette Chronique et autres, à s’y rendre. C’est déjà une « manière de traverser les frontières ». Là, pas de posture intello-universitaire d’afficher. Là, de la parole et du bruit qui définissent le lieu du partage -sa pensée et sa manière de la faire partager seront de toute façon ré-écoutable sur notre antenne et sur ce site-. D’ailleurs le premier chapitre du livre qu’elle y présentera s’intitule : « La rue et la bibliothèque ». J’aime bien… elle parle des années 70-80. Dirait-on aujourd’hui : « la rue et la médiathèque ? ».
« J’ai pris au sérieux le fait que la parole était dehors et dedans, dans les manifestations et les amphithéâtres. La fabrique du féminisme, affirmer ˝ça pense˝, implique autant les sujets, individuels et collectifs que les lieux, les espaces, les situations » (Geneviève Fraisse-La fabrique du féminisme).
D.D