L’invisibilité du mécanisme. N°585
Écrit par D.D sur 26 juin 2013
Côté main d’œuvre : huit ouvriers à horaires normaux, donc à 35 heures, pour construire la partie gros œuvre d’un immeuble en béton de trois étages, un grutier expérimenté, un chef de chantier normal. Côté équipement : des grues qui se déploient toutes seules, des banches métalliques de grande précision pour y couler le béton, des approvisionnements ponctuels de paquets de ferraillage taillés à mesure, des toupies à lance dirigée qui injectent le béton là il le faut, l’aiguille vibrante, bref, j’ai été étonné de voir sous mes yeux matin, midi et soir, combien ce chantier ordinaire d’un immeuble de 2000 m2 de bureaux qui jouxte celui qui m’emploie, sollicite de nos jours aussi peu de personnes.
Dans peu d’années, un opérateur seul face à son pupitre téléguidera l’ensemble. Depuis son local de chantier bardé de caméras et d’écrans de visionnage. Ou depuis son PC mobile sur chantier en pilotant son logiciel de construction. Peut être sera-t-il accompagné d’un ou deux assistants.
Des constats comme celui-ci, nul besoin de données statistiques pour les constater. Suffit d’ouvrir les yeux pour voir que, par exemple, dans la campagne les champs sont bien tous cultivés alors que l’on y rencontre rarement d’agriculteurs, etc. Nous savons tous qu’il y a un truc, que l’habilité manuelle ou la technologie sont à l’origine du prodige. Qui ne possède ainsi rien de naturel. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’être néanmoins émerveillés d’assister à ce qui ressemble à un spectacle de magie. Puisque sans conscience lucide, qui remarque l’invisibilité du mécanisme ?
Un mécanisme qui modifie aussi rapidement ce qui nous entoure. Sans plus jamais mobiliser des masses de personnes qui vaquent, vont et viennent, se réunissent, parlent, mangent, marchent, travaillent, sifflent un air en plein air, courent aussi, des voitures, des camions qui livrent leurs matériaux, des travaux aux quatre coins, le terrain en désordre recouvert de gravats, de sacs et de cailloux. Ce joyeux chaos a disparu. Effacé. Pas s’étonner qu’on constate la déliquescence accélérée des relations sociales… A laquelle chacun assiste passivement.
Vue sur chantier. Tout paraît calme, peu de bruit, le terrain est maintenu propre, les déblais évacués dans les installations de collecte et de recyclage. Les ouvriers partent à l’heure. L’avancée technologique obéit à celle des mœurs décrite par Norbert Elias : « l’intériorisation de la norme ».
Ainsi mes références, mes images, mes clichés sont d’un autre temps. Datent en gros d’une dizaine d’années. Bien peu en fait. C’est donc que bien d’ajustements ont eu cours. Il y a une réelle puissance là-dedans. Qui n’est pas près de s’arrêter. Puissance technologique qui a pris son autonomie. Où le calcul et le profit rentrent comme ingrédients essentiels. Jusqu’à nous imposer comme par magie l’intériorisation accélérée de nouvelles normes sociales. D’une rigueur froide et calculée. Puisqu’on ne pressent même plus le tour de passe-passe de l’automatisation. Qui libère des tâches difficiles, dit-on.
Même l’échange véritable entre personnes a laissé place à la communication par les machines et les marchandises.
C’est pourquoi est-il utile pour le coup, de prendre au sérieux cette liste-ci de technologies qui est-il dit changeront le monde. J’ai l’impression qu’on est en train de se laisser encore embarquer dans des difficultés. Quasiment forcés. Il y a de l’inhumain là-dessous.
D.D