Ken Loach, « Sorry We Missed You ». N°915
Écrit par admin sur 20 novembre 2019
Plus besoin d’un patron pour exploiter les gens, la technologie s’en charge. »
Ken Loach, cinéaste, entretien accordé à L’Humanité, le 24 octobre.
» Désolé, vous nous avez manqué « , en français, décrit la triste réalité des contrats «zéro heure», et leurs effets sur la vie familiale.
En quoi consistent-ils, ces contrats « Zero-hour contract » ? Les salariés n’ont pas de garanties sur le nombre d’heures qu’ils doivent faire, mais ils doivent se tenir à disposition de l’entreprise en permanence. Ils travaillent quand l’entreprise en a besoin, et sont payer seulement pour le nombre d’heures effectuées. Ce type de contrat de travail ultra-flexible, sans garantie de travail, en plein essor depuis 2008, est appliqué à toute une frange de la population en Grande-Bretagne – ce genre de choses est en plein essor aussi en France, et si à cette heure vous cherchez encore un sens à notre politique gouvernementale, c’est celui-ci .
Avec au menu : un travail à la carte qui n’offre pas de jours de congé maladie, de congés paternité ou maternité. Aucun préavis de licenciement n’est prévu. Des congés payés existent, mais ils sont calculés uniquement au prorata des heures effectuées. Parfois, une clause d’exclusivité, quelles que soient le nombre d’heures, lie le salarié à un unique employeur. Voilà « l’ubérisation du travail », c’est ça. Le recours au travail précaire lié aux nouveaux outils numériques de la société d’hyper-consommation, à l’exemple du commerce en ligne.
Avec les nouvelles technologies, on est simplement passé de contrats fixes à la précarité, d’une retraite assurée à plus de retraite du tout, de congés payés à l’absence de congés, d’assurance-maladie à plus rien… Le travail a changé mais l’exploitation a augmenté. »
Ken Loach, cinéaste, entretien accordé au Monde, le 23 octobre.
Dans « Sorry We Missed You », Ken loach, son réalisateur, met en lumière à partir de témoignages directs – à l’exemple de « Moi, Daniel Blake « -, la dévastation absolue causée par ce contrat qui constitue la réalité du faux travail indépendant en Grande-Bretagne. Il le raconte à travers la vie de deux personnes – Abby, infirmière contractuelle qui pratique le service à la personne, visite les personnes âgées à domicile comme des « clients » grabataires ou lourdement handicapés. Ensuite, il y a son mari Ricky qui, au volant de sa camionnette, est « embarqué » dans une micro-entreprise de livraison à domicile, mais au sein d’un centre de tri pratiquant une sous-traitance concurrentielle impitoyable entre ses chauffeurs-livreurs. Bien sûr, le tout étant accompagné des nouveaux vocables de « Prestataire de services » payé en « honoraires », qui ne sont autres qu’un simple tour de passe-passe, il y a peu l’on nommait ça « l’exploitation ouvrière » – une expression ancienne !
Ils avaient un emploi et ne pouvaient toujours pas nourrir leur famille. Les travailleurs pauvres. Il semblait juste que nous devions raconter cette histoire. (…) Tout était vrai. Nous avons pris conseil auprès de tout le monde. C’est basé sur beaucoup d’histoires vraies – et beaucoup d’entre elles ont été pires. Plus extrêmes. Beaucoup, beaucoup de gens sont engagés dans ce travail et connaissent le niveau d’exploitation et le stress que ces emplois causent. Et l’épuisement. (…) Beaucoup de gens savent comment ça se passe mais personne n’en parle. (…) Le stress apparaît dans les familles. Vous ne le verrez pas nécessairement chez le type qui frappe à votre porte pour livrer un colis ou la femme qui vient s’occuper de votre grand-mère. Mais leurs familles le ressentent. Lorsque vous êtes au travail, vous prenez un visage souriant et vous rentrez épuisé à la maison, vous n’avez pas la patience, vous n’avez pas le temps de laisser les enfants, c’est à ce moment-là que le stress ressort. (…) C’est l’insécurité constante. Les gens ne tiennent qu’à un fil. (…) Et l’idée dans laquelle nous voulions laisser les gens, c’est que ce n’est pas un accident. Ce n’est pas le capitalisme qui échoue. C’est le capitalisme qui fonctionne. C’est le succès du capitalisme. Parce que c’est un travail flexible – et c’est ce que veut le capitalisme, sans aucune responsabilité pour l’employeur. Nous disons donc que cela doit changer. »
Ken Loach, compilation de différents entretiens parus dans la presse anglaise.
Penchons-nous un instant sur la vie de ces gens ordinaires, nous suggère Ken Loach. Voilà sa force pour faire sortir une famille qui galère de la zone d’indifférence dans laquelle elle est maintenue, et décrire le mode de vie de celle-ci aujourd’hui, et de sa singulière régression face aux dures réalités de la Grande-Bretagne moderne. Et montrer ainsi la véritable nature de la transformation sociale que nous vivons, la perte de conscience d’un destin collectif. Sachant que nos expériences privées reposent sur le dévoilement préalable d’un monde commun et ne seraient pas intelligibles sans lui. Tel est le monde auquel nous sommes confrontés dès notre plus jeune âge. D’où l’importance de se donner une image qui rende justice à notre nature d’êtres sociaux. Eh bien, oui, par chance, c’est à quoi s’emploie, film après film, avec grand talent, ce cinéaste écossais de 84 ans. Car depuis un certain temps déjà, l’on est passé dans une forme de vie où tout explose. Où l’espèce de liberté qu’on croit gagner est un grand simulacre. Où le capitalisme bouffe le réel bien plus vite qu’il ne le fabrique.
Pour la rendre visible, cette époque, et moins s’en laisser surprendre, parfois le cinéma comme le théâtre, voire la littérature, rendent mieux compte de la réalité qu’un documentaire. Parce qu’il y a toujours une retenue dans le témoignage des personnes, elles ne mêlent pas l’intime et le professionnel, alors que les deux sont liés souvent.
Eh bien, ça l’est dans « Sorry We Missed You » car c’est brillamment incarné par des comédiens formidables. A voir absolument. Me voilà même à le recommander de préférence dans la foulée d' »Adults in the room » de Costa Gavras. Parce qu’il est question dans ces deux films de la même chose : à quel moment nous rendrons nous réellement compte de ce qui est en train de se passer ?
D.D