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« Ils viendront la nuit. » N°1178

Écrit par sur 11 décembre 2024

Le décor est celui d’un repas, d’une longue table familiale et de huit ami.e.s. Un peu par hasard, on y entendait évoquer l’après-guerre, ayant chacun.e gardé quelques données, anecdotes et autres souvenirs en tête de ce qu’avaient pensé et éprouvé alors nos parents – quoique, « encore une fois, les discussions ont roulé vers les pères et leurs énigmes…les mères toujours un peu en retrait mais aussi fortes, sinon plus ! » (F.). Allez disons, à ces moments du rapprochement franco-allemand dans les grandes largeurs, préalable à l’amorce de ladite Europe. Le tout dit joyeusement et avant tout, dans une belle aventure humaine faisant front sous coupure de courant, quoique bien à l’abri, aux rafales liées à la tempête Darragh.

Moment dont je ne m’aventurerai pas à tout raconter mais qui, par la superposition des voix retenues, fait son œuvre. Tant est si bien que cette Chronique d’ici-même se permet ce jour d’en ré-actualiser la ligne directrice d’un entre-soi pro-européen qui montre la filiation entre la promesse officielle de ces années de paix et le temps présent.

Impossible à résumer ici, mais nous nous sommes bien gardés, sans se passer le mot, à évoquer le présent : le pressentiment des mauvais présages. En refusant cette perche qu’on se tendait mutuellement quand avant nous l’aurions saisie sans retenue. Pas le moment, peut-être rirait-on moins.

Cette façon de s’adapter aux temps incertains m’amène ainsi à la lecture de Paolo Rumiz, écrivain et journaliste-voyageur exceptionnel, qui vivant à Trieste, collectionne depuis des années des récits et des notes sur notre continent. Son dernier livre, pas encore traduit en français, They Will Come at Night est résumé ci-dessous.

Résumé de They Will Come at Night . « Trains, réfugiés, convois militaires dans le noir. Au cours d’une longue nuit d’insomnie près du poêle à bois, à la frontière orientale de l’Italie, Paolo Rumiz pressent les mauvais présages d’une Europe assiégée par les guerres et gouvernée par les puissances d’une économie sauvage. Il reçoit des signaux alarmants de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Grèce et des pays baltes et se demande comment les repousser. Orwell est arrivé à Bruxelles, les principes de la Constitution européenne sont en ruine, les frontières barrières reviennent. Tout autour, guerre contre les vies humaines qui migrent, guerre de tous contre tous, une lourde atmosphère d’inhumanité et d’indifférence. L’homme dans l’ignorance sent que les barbares pourraient arriver à tout moment, et il comprend que le mot « fascisme » ne suffit pas à les définir. Derrière le fascisme il y avait au moins une idée de société, derrière les barbares il n’y a qu’une fausse identité construite par des influenceurs et dénuée du doux parfum de la patrie. Et c’est la nuit qu’ils se mobilisent, tapant des mots de haine sur la toile. Les nouveaux barbares utilisent mieux que quiconque cette machine perverse pour combler le vide politique créé par la gauche légère, éloignée du peuple et dénuée d’éthique. Mais au moment où « tous les accordéons de la nuit semblent jouer ensemble », Rumiz découvre une myriade de points lumineux depuis l’Atlantique jusqu’aux terres d’Orient. En Allemagne, mais aussi ailleurs, des millions de personnes sont descendues dans la rue contre les souverainistes. C’est alors qu’il sent grandir en lui le démon de l’ironie et de la lutte, et en même temps sa confiance dans la puissance de la parole dont il se sent le gardien. Puis le ciel s’éclaircit et les ombres s’enfuient dans les coins et recoins des bois. »

Pour Rumiz, le défi est d’essayer de raconter l’Europe comme un conte de fées, quelque chose qui réchauffe le cœur. Pour ce faire, il explore la géographie et l’humanité européennes en essayant de saisir ce qu’il reste du mythe d’une Europe accueillante et plurielle. D’où ce dernier livre – dont ici il se fait la promo avec une longueur d’avance- : « Ils viendront la nuit. Sous-titre : Le spectre de la barbarie en Europe. » Il s’en explique dans un entretien accordé au journal italien Repubblica.

« Mon Europe est un conte de fées contre l’hypocrisie »

Paolo Rumiz .

Dans le livre vous proposez de redécouvrir les racines mythologiques de notre continent, dans quel sens ?
«La politique européenne devrait retrouver son mythe fondateur, celui d’Europe, la princesse phénicienne enlevée par Zeus sous la forme d’un taureau et emmenée en Crète. Cette femme, la première des migrantes, est notre déesse mère, qui pourvoit à nos besoins et nous tient à l’écart de la guerre. Chaque fois que nous suivions cette vocation nous étions grands, lorsque nous suivions Mars, le dieu de la guerre, nous nous autodétruisions. »

Croyez-vous que l’erreur est en amont, dans la manière dont on se le dit ?
«Il y a quelques années, j’ai commencé à réaliser qu’il manquait une histoire sur l’Europe, un conte de fées. Quelque chose à dire aussi aux enfants : qui nous sommes, d’où nous venons, pourquoi c’est important d’être ensemble. »

L’air n’est pas encourageant, les guerres et les nationalismes réapparaissent.

«Nous assistons à un durcissement progressif de nos consciences, à une habitude du pire, à la diabolisation de l’autre, qui en ce moment est le migrant. Bientôt, nous commencerons à nous diaboliser les uns les autres, provoquant une balkanisation de l’Europe. They Will Come at Night n’est pas seulement un livre contre le fascisme, c’est aussi un livre contre la respectabilité hypocrite des belles âmes de la pensée libérale qui n’ont pas su construire un récit antagoniste à celui qui devient fou aujourd’hui. »

L’idée d’un déclin de l’Europe et de l’Occident est en train de s’imposer, vous convainc-elle ?
«Mais non, c’est une esthétisation facile. Malheureusement, même à gauche, certains se complaisent dans l’idée de la décadence, de l’inévitabilité de la défaite et du triomphe de ces forces mondiales maléfiques, mais ne s’efforcent pas de raconter l’Europe d’une manière différente. Depuis combien de temps n’avons-nous pas entendu un homme politique parler avec émotion de l’Europe ?

S’appuyer sur les émotions ne risque-t-il pas de reproduire le schéma populiste ?
«Si nous ne pouvons répondre à l’offensive émotionnelle de la droite qu’avec une rationalité stérile, la partie est déjà perdue. La seule façon de répondre aux raisons de l’estomac sont les raisons du cœur, et celles-ci sont très peu remarquées pour le moment. Les dernières générations de responsables et d’hommes politiques européens ne ressemblent pas aux hommes du passé pleins d’esprit européen, prêts à servir les intérêts de tous. Dans la direction de von der Leyen, chacun pense à servir les intérêts exclusifs de son propre pays. »

Avons-nous perdu la capacité de nous voir ?
«La Grèce avait Euripide, capable de décrire la guerre du côté des perdants, en se mettant à la place des Perses. Aujourd’hui, nous nous sommes laissés entraîner dans un manichéisme puritain qui n’a rien à voir avec une vision de la complexité qui a ses racines dans la Méditerranée : une mer qui a produit la démocratie, la philosophie, le droit, la tragédie, les acquis fondamentaux de l’humanité ».

Quel est l’état de santé des idéaux démocratiques européens ?
«Je ne suis pas défaitiste, la défaite inévitable est un alibi pour ne rien faire. C’est précisément dans des moments comme celui-ci que les narrateurs, les poètes et les écrivains doivent mettre à la disposition des démocraties un arsenal de mots capables de les défendre. Je veux pouvoir dire à mes petits-enfants que je ne suis pas resté silencieux. »

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Paolo Rumiz. Ainsi qu’autour de l’ Europe.


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