« Grandeur nature ». N°1096
Écrit par admin sur 10 mai 2023
MIROIR: Tu disposes de ton corps comme s’il était ta propriété, mais il ne l’est pas. Chaque cellule a été travaillée par l’évolution d’innombrables femmes avant toi, sources de vie de l’espèce humaine. Tu as hérité de tes yeux, de ton hémorragie mensuelle, de tes ongles qui repoussent obstinément, tu as hérité de tes dents, de tes papilles qui acceptent ou refusent la nourriture. Tu n’es pas la propriétaire de toute cette machine parfaite.
Tu es seulement la dernière habitante de sa nature, une vie qui resurgit avec la force du brin d’herbe après avoir été piétiné par un poids écrasant. La vie est une lymphe montante au milieu des tempêtes. »
Erri De Luca, écrivain – Extrait de « Grandeur nature ».
» Le miroir lui parle. C’est son visage réfléchi, mais il ne remue pas les lèvres. Il parle quand même. La voix est différente, elle vient d’une profondeur, celle d’un puits. » écrit préalablement l’écrivain.
En fait, cette Chronique du jour vous fait part d’une coïncidence de lectures. Car l’entretien de cette femme devant son miroir tel que le raconte Erri De Luca un poil poète, fait écho chez moi à un autre, lu à quelques minutes près, sans ustensile celui-là quoiqu’il en reflète la pensée: « chaque être vivant est l’extrémité d’un long lignage qui existait déjà il y a plus de 3 milliards d’années. »
Ces mots sont cette fois tirés de l’entretien que Virginie Courtier-Orgogozo a accordé au journal L’Humanité, où elle invite à repenser notre rapport à cette nature fascinante. Biologiste, directrice de recherche au CNRS, nommée tout juste à la chaire annuelle « Biodiversité et écosystème » du Collège de France – voir la play-list de ses cours ici.
« Il n’y a pas véritablement de début à un être vivant. La diversité biologique provient de l’accumulation de mutations et de changements successifs qui ont eu lieu au fur et à mesure des générations. La nature utilise ce qui existe déjà et le modifie. C’est ce que François Jacob a appelé le « bricolage de l’évolution. » (…) « ils s’auto-assemblent à partir d’un être vivant déjà existant avec une continuité physique entre ce dernier et des descendants. »ajoute-t-elle.
Quand bien même « les machines et les objets techniques ont une place de plus en plus importante dans nos sociétés, il est tentant de les comparer aux êtres vivants, les machines nécessitent une intervention extérieure pour leur construction, leur assemblage, leur maintenance, leur réparation. » Cela n’a rien à voir, c’est visible.
D’où sa recommandation salutaire s’il en est: « Les humains devraient arrêter de dévaloriser les autres formes de vie « .
De fait, pareil rappel par-delà la folie technologique – tout l’avenir ?- qui feint de n’avoir rien vu, ça sert à y voir clair. Mieux encore en suivant le fil des questions: « La vision de progrès qui fonde la vision occidentale moderne de la science et des technologies est-elle encore pertinente? »
Ce à quoi, à la toute fin de l’entretien sans miroir, Virginie Courtier-Orgogozo répond: « C’est principalement à cause des activités humaines que les écosystèmes et la biodiversité sont en train de s’abîmer. Cela signifie que la science et les technologies n’ont pas réussi à prédire l’ampleur des désastres futurs et à limiter au mieux les impacts négatifs des humains sur la nature. Ce constat nous invite à remettre en question l’idée de progrès communément associée à la science. Je crois qu’il est temps de revoir cette idée de progrès : les humains devraient être plus humbles face à ce monde si complexe que nous ne pouvons pas maîtriser totalement, arrêter de dévaloriser les êtres vivants qui ne sont pas des humains et ne plus considérer les humains comme étant au dessus des autres formes de vie. Quand l’humanité aura commencé à aller dans cette direction, alors elle aura progressé. »
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour du Versant animal & végétal, et du Chaos climatique. Ainsi qu’autour d’Erri De Luca.
Françoise Sur 11 mai 2023 à 9 h 22 min
Comme un écho, encore cet extrait de la Postface d’Alain Damasio au livre de BAPTISTE MORIZOT, Manières d’être vivant: Enquêtes sur la vie à travers nous :
» Baptiste Morizot le pointe avec brio : la crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participent de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde plutôt que viande bipède sous vide d’art. »
» S’ouvrirait ainsi – et puisse ce rêve alimenter les futurs livres de Baptiste – une philosophie qui renouerait avec sa poésie nécessaire tant le vivant, plus que tout autre concept, mieux que tout autre, appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements, bref une vitalité stylistique extrême sans laquelle elle restera un alignement sage de sculptures sur bois. Le vivant ne se décrit ni ne se représente, il se chorégraphie. Il en appelle à la fluence. Il exige sa syntaxe, tempétueusement. »
-Voir la page Erri De Luca sur Lieux-dits.eu, ici.