François Dosse, »Macron ou les illusions perdues. » N°1035
Écrit par admin sur 9 mars 2022
Le contexte tragique de la guerre menée par le virus-Poutine ne peut que susciter une réaction d’unité autour de celui qui représente la voix de la France et de la démocratie face au totalitarisme. Néanmoins, avec l’échéance des présidentielles, l’heure est venue du nécessaire bilan d’un quinquennat pour le moins singulier dans l’histoire de la Ve République puisque celui qui aura incarné le pouvoir pendant cinq ans se sera toujours présenté comme se situant au-delà du traditionnel clivage entre droite et gauche. À ce titre, il aura réussi à karchériser les partis politiques à un point tel que c’est la vie politique elle-même qui aura subi une cure de dévitalisation.
Certes, il n’est pas seul responsable de l’atonie idéologique ambiante ni de l’absence de projet de société, mais il aura métabolisé une situation propice à la déréliction du politique. On aurait pourtant pu croire, et je l’ai cru en 2017, qu’il allait insuffler un élan porteur d’espoir. Son talent, sa jeunesse, sa double culture d’amoureux de la littérature et sa compétence d’énarque pouvaient laisser penser qu’Emmanuel Macron ne serait pas un simple gestionnaire du système en place mais pourrait profiter de la liberté que lui donnait une majorité absolue à l’Assemblée nationale pour bousculer quelques conventions et diriger une politique de modernisation et de justice sociale.
Qu’en est-il au terme de ses cinq années de mandat présidentiel ? Force est de constater que le compte n’y est pas et que la déception est d’autant plus vive et douloureuse que l’on y a cru. A cet égard, je me suis senti un devoir déontologique de publier ce livre critique : Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricœur dans la mesure où j’avais publié au début du quinquennat un ouvrage enthousiaste sur ce qu’annonçait notre nouveau président : Le philosophe et le président. Ricœur & Macron. Dans ce livre de 2017, j’affirmais haut et fort, j’en ai été témoin, qu’il y avait bien eu une relation intense et durable entre Ricœur et Macron, contrairement à ce qu’ont pu insinuer certains esprits chagrins qui ont prétendu que Macron avait usurpé un titre qu’il n’avait pas auprès de Ricœur pour se pousser du col. L’œuvre philosophique de Ricœur ne faisant pas système, elle ne pouvait être instrumentalisée comme modèle, mais Macron faisait partie de ses proches. Je déclinais alors en quoi le programme de Macron s’inscrivait dans une filiation de pensée, celle de Ricœur avec lequel il a entretenu un dialogue pendant quatre années décisives. Rappelons que Macron a aidé Ricœur à la finalisation de La mémoire, l’histoire, l’oubli.
Quid de la justice, de la fraternité ?
Je pensais en 2017 que le nouveau président s’attacherait à articuler justice et égalité dans la perspective que définissait Ricœur comme la construction d’« une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Au plan politique, cette éthique impliquait une stratégie de rupture avec la logique capitaliste qui a pour effet d’accroître les inégalités. On pouvait penser que l’annonce par Macron d’un « nouveau monde » allait progresser dans ce sens. Il n’en a rien été, et le nouveau président n’a jamais remis en question le principe de maximisation du profit propre au système capitaliste ; il en a au contraire renforcé ses traits les plus inégalitaires. Ricœur pointait déjà en 1991, dans son dialogue avec Michel Rocard, le risque de dissolution de la gauche dans un ralliement au capitalisme : « La critique de l’économie administrée est terminée […] Ce qu’il faut commencer par contre, sans tarder, c’est la critique du capitalisme en tant que système qui identifie la totalité des biens à des biens marchands. »
Dans ce dialogue avec Rocard, Ricœur soulignait la nécessité de dépasser la seule logique marchande. Il suggérait « l’idée que la société en tant que réseau d’institutions consiste avant tout en un vaste système de distribution, non pas au sens étroitement économique du terme distribution opposé à production, mais au sens d’un système qui distribue toutes sortes de biens : des biens marchands, certes, mais aussi des biens tels que santé, éducation, sécurité, identité nationale ou citoyenneté ». Fortement inspiré par les thèses de Michael Walzer, Ricœur envisageait des règles de distribution adaptées à telle ou telle sphère de justice, selon la nature des biens distribués.
On a pu croire que Macron était un libéral au sens anglo-saxon, c’est-à-dire progressiste du terme ; là encore l’empreinte de la pensée de Ricœur semblait forte. Le titre même de son chapitre de Révolution : « Faire plus pour ceux qui ont moins » était fortement inspiré par la théorie de la justice de John Rawls qui a eu les faveurs de Ricœur. Apparemment animé par le souci de combiner une libéralisation de l’initiative économique et une politique sociale tournée vers la justice sociale, Macron semblait reprendre à son compte le modèle d’une République contractuelle avec un État assurant ses missions, tout en laissant un maximum de libertés aux initiatives locales.
Candidat aux présidentielles, tout en se disant convaincu de la nécessité de construire une société qui valorise le libre choix en faisant tomber les obstacles à la libre entreprise, Macron rappelait les limites de cette orientation qui ne doit pas s’en prendre aux mécanismes de solidarité : « Sans solidarités, cette société tomberait dans la dislocation, l’exclusion, la violence – la liberté de choisir sa vie serait réservée aux plus forts, et non aux plus faibles . » L’État se devait donc de mener une politique de solidarité à l’égard de ceux, de plus en plus nombreux, qui vivent dans la précarité, et prendre des mesures volontaristes et audacieuses pour lutter contre les discriminations de tous ordres. À la manière de Walzer, Macron distinguait un certain nombre de sphères de justice, comme la santé ou l’école, appelées à échapper à la loi marchande pour assumer leur rôle fondamental dans la mise en œuvre d’une politique d’équité sociale et de protection sociale.
Cette réévaluation de la notion de fraternité s’imposait d’autant plus que depuis le début des années 1980, on assiste, comme l’a montré Thomas Piketty, à un renversement de tendance à l’échelle internationale. Après une période de réduction des inégalités correspondant à la période d’après-guerre, le monde occidental a connu un accroissement spectaculaire des inégalités sociales. Dans les années 1980, le contexte international propice au néolibéralisme a été renforcé par Reagan et Thatcher, puis par la chute du mur de Berlin qui a enclenché un mouvement de repli remettant en cause toute politique de réduction des inégalités. Le contraste n’a jamais été aussi frappant et scandaleux entre les parapluies dorés dont bénéficient les dirigeants d’entreprise, les salaires exorbitants comme ceux des hauts fonctionnaires de Bercy, et la paupérisation croissante d’une bonne partie de la population. Lorsque Macron arrive à l’Élysée en 2017, il est donc confronté à un processus d’accroissement des inégalités qu’il aurait dû essayer d’enrayer au nom de la justice et de la mission du politique à œuvrer à la mise en place d’institutions justes. Or, il a fait strictement le contraire en favorisant les plus riches. Par ailleurs, où est passé la valeur cardinale de la fraternité lorsque l’on bafoue les lois de l’hospitalité et que l’on transforme son pays en forteresse assiégée prétendument menacée par des vagues de migrants ?
Sommes-nous toujours dans la Ve République ?
Au plan des institutions, la question se pose de savoir si nous sommes toujours dans la Ve République. Alors qu’il se préparait à soutenir Hollande à la conquête du pouvoir en 2012, Macron avait publié dans la revue Esprit un article qui mettait en garde contre le caractère trop vertical du pouvoir politique. Il y défendait la nécessité d’instiller davantage d’horizontalité pour redynamiser une démocratie souffrant de langueur, attestée par la part croissante de citoyens éloignés des sphères de décision, finissant par s’abstenir massivement lors des échéances électorales. Dans cet article, Macron explicitait sa conception de la pratique du pouvoir, soulignant le caractère de plus en plus complexe de décisions prises en tenailles entre les niveaux local, national et mondial. Il stigmatisait alors les effets délétères sur la vie démocratique de l’extrême polarisation de la vie politique autour de la seule élection présidentielle : « Le temps politique vit dans la préparation de ce spasme présidentiel autour duquel tout se contracte et lors duquel tous les problèmes doivent trouver une réponse. » Il prenait alors ses distances avec cette tendance de la Ve République à s’orienter vers toujours plus de présidentialisation, qui a pour effet d’écraser sous son poids toute la vie politique du pays.
Or, lorsqu’il prend le pouvoir en 2017, Macron transforme le pouvoir présidentiel en autorité jupitérienne. Sa pratique de la Constitution aura contribué à abaisser davantage le rôle de la représentation parlementaire réduite plus que jamais à la fonction d’approbation des décisions élyséennes. On avait beaucoup critiqué De Gaulle, soupçonné de vouloir établir un pouvoir personnel lorsqu’il avait conçu la constitution de la Ve République en 1958. À l’époque pourtant, la Constitution préservait un régime fondamentalement parlementaire ; l’article 20 précisait que le premier ministre, dépendant de l’assemblée, conduisait la politique de la France, même si dans la réalité la personnalité charismatique de De Gaulle dominait déjà sans partage le jeu politique.
Si les thèmes du partage du pouvoir et d’une plus grande horizontalité de la pratique des responsabilités ont été privilégiés dans le moment de la conquête du pouvoir, on a très vite pris la mesure du contraste avec son exercice réel par Macron. En 2020, il va jusqu’à s’en prendre aux pratiques horizontales devenues à ses yeux purement négatives. Se demandant si l’on ne payerait pas le prix de l’absence de hiérarchie, il répond : « Oui, cette société qui s’horizontalise, ce nivellement complet, crée une crise d’autorité . »
Le jour même de son élection, le scénario choisi pour sa célébration était déjà significatif de ce que sera un exercice du pouvoir du haut vers le bas, dans la solitude du coureur de fond. Ce jeune président n’entendait pas se contenter de la dimension symbolique du pouvoir. Il avait bien l’intention de montrer à la Nation qu’il était devenu le décideur dans tous les domaines, citant volontiers la réplique-culte du film Les Tontons flingueurs : « On n’est pas là pour beurrer les tartines. » A bon entendeur, salut… L’État ne supporte plus aucune critique, aucune contestation. Le contre-pouvoir médiatique, immédiatement prévenu que les temps ont changé, se trouve contenu, corseté. Le 3 juillet, devant tous les élus réunis en congrès, le nouveau président s’en prend aux journalistes dans le cadre majestueux du château de Versailles, dénonçant chez eux une « recherche incessante du scandale », « le viol permanent de la présomption d’innocence ».
L’exécutif fera à chaque fois valoir sa prépondérance en ayant recours aux ordonnances et en utilisant si besoin l’article 49.3 de la Constitution pour passer en force à l’assemblée nationale. Toutes les institutions intermédiaires – élus locaux, représentants syndicaux – ont été tenues pour quantité négligeable par un pouvoir élyséen qui a tout régenté, contrôlé, enrégimenté au nom de la construction du nouveau monde. Quant au parti du président, LREM, il est construit autour de la figure du chef qui lui a donné son nom de baptême. Il est à ce point verrouillé à partir du sommet, organisé selon le principe de cooptation venu d’en haut, que l’on ne s’étonnera pas de constater l’encéphalogramme plat de cet ectoplasme incapable de définir quelque cap que ce soit pour le futur.
En fait de monde nouveau, le président a offert aux Français le retour à un très ancien monde, à cette tentative de réconcilier la Monarchie et la République. D’où ses déclarations sur l’absence ressentie par le peuple de France de la figure du roi qui aurait créé un vide émotionnel, où il précise néanmoins : « Je ne pense évidemment pas qu’il faille restaurer le roi. En revanche, nous devons absolument inventer une nouvelle forme d’autorité démocratique fondée sur un discours du sens, un univers de symboles, une volonté de projection dans l’avenir, le tout ancré dans l’Histoire du pays. » En fait d’invention, il s’agit plutôt de restauration, et Macron de défendre une vision ante démocratique du pouvoir et de son rapport au peuple, une Monarchie républicaine, comme la qualifie Alain Duhamel. On retrouve chez lui le soin apporté par les lignées royales à la mise en scène de leur corps, accentué dans la société médiatique par le fait que ce corps est sans cesse exposé, sous les projecteurs. Investi de tous les pouvoirs, il ne doit laisser place à aucun signe de faiblesse.
En période de crise, cet anachronisme peut se révéler dangereux car le président n’a plus de fusible ; il s’en est dépossédé pour détenir tous les leviers de décision. Démuni du cordon sanitaire que représentent les corps institués que sont son gouvernement, son parlement, les partis politiques, il fait face, seul, à la foule et entretient chez elle le désir d’en découdre, ce qui explique la virulence des oppositions qui se sont manifestées lors de la crise des gilets jaunes. Certains ont même réactivé des pulsions régicides, en un rétropédalage qui nous fait replonger dans un autre temps, pré-démocratique, avec la figuration de nouveaux sans-culottes tenant la tête du président au bout de leur pique.
Avec le mouvement des Gilets jaunes largement soutenu par l’opinion publique, la population a manifestement exprimé son insatisfaction d’être tenue à l’écart des décisions majeures qui concernent tous les citoyens. Un nombre croissant de Français exige davantage de démocratie directe, de contrôle sur les élus, alors que le pouvoir se fait de plus en plus personnel et impose ses décisions à ceux qu’on ne peut plus qualifier de citoyens mais, comme dans l’Ancien régime, de multitude. Alors que le pays s’est démocratisé en profondeur et que la passion égalitaire qui s’exprime périodiquement par une volonté « dégagiste » n’a rien d’un leurre, ce surcroît de verticalité dans l’exercice du pouvoir est une réponse à la crise d’autorité qui ne résout rien et met même en danger la démocratie, de moins en moins appropriée aux mutations en cours du nouveau monde.
Au seuil de l’échéance du renouvellement ou non du quinquennat de Macron, se pose la question lancinante de savoir qui il est, à quoi il croit vraiment et les commentateurs restent pour la plupart circonspects, ne sachant trop lui attacher une qualification particulière tant le caractère caméléonesque du personnage est évident lorsque l’on met en relation son discours et ses actes. Ayant cru à un enracinement dans les convictions exprimées par Ricœur, je découvre en fait une forme de cynisme pour conserver le pouvoir qui tient davantage de Machiavel – sur lequel notre jeune président a consacré son premier travail de philosophie.
Surtout, par sa capacité exceptionnelle à exprimer ce que l’on attend de lui pour plaire à son public et à son électorat, c’est Lucien de Rubempré, que l’on découvre, le personnage de la Comédie humaine de Balzac, héros des Illusions perdues. La question de savoir ce que pense vraiment Macron n’a pas plus de sens que de savoir ce que pense vraiment Rubempré. Leur identité commune est de peaufiner leur art de séduction, et peu importe si l’éthique s’en trouve disqualifiée. Il résulte de cette situation une désaffection générale à l’égard du politique et des enjeux électoraux, notamment dans les jeunes générations, ce qui est particulièrement préoccupant puisque l’on sait que c’est de la distorsion entre le pays réel et le pays formel que la tentation totalitaire peut parvenir à ses fins, et elle se trouve dramatiquement à nos portes.
Par sa pratique jupitérienne du pouvoir, Macron n’aura pas cherché à s’inspirer des travaux des chercheurs en sciences humaines et plus généralement il se sera passé des conseils des intellectuels. Il aura confondu ce que doit être l’impératif de gouverner un pays et ce qu’est gérer une entreprise, perdant dans cette confusion l’idée d’un cap à fixer et d’un horizon d’attente et d’espérance à définir. Si sa marche est de nouveau confirmée par les électeurs en 2022, elle nous conduira inévitablement à la catastrophe car la gestion d’une nation comme une start-up ne peut répondre aux exigences du nouvel âge dans lequel nous sommes entrés, celui de l’Anthropocène. Peut-être, notre devenir rejoindra avec la réélection de Macron le titre de son livre de campagne en 2017, Révolution, est-ce vraiment souhaitable ? »
François Dosse, historien , Professeur à l’Université Paris Est
NDLR : François Dosse vient de publier Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricœur (Editions Le Passeur), un ouvrage qui prolonge de manière critique un précédent livre, Le philosophe et le président. Ricœur & Macron (Stock, 2017).
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Paul Ricoeur.