Erri De Luca, « Le plus et le moins ». N°746
Écrit par D.D sur 3 août 2016
A l’heure où des millions de gens traquent des Pokémon dans la rue, de l’emballement hystérique des médias qui s’enroule en les têtes comme un serpent, de ces criminels qui veulent être la vedette d’un massacre, et de cette lune (vieille et nouvelle) en phase croissante (relire ici), eh bien une oasis de liberté a été pour moi ces jours-ci la lecture que j’ai faite avec un grand plaisir, d’Erri De Luca, « Le plus et le moins« .
D’Erri De Luca nous en avions parlé (relire ici). Depuis l’écrivain italien est sorti de la tourmente judiciaire en fin d’année dernière. Il était accusé de terrorisme pour avoir appelé au sabotage d’un projet de train à grande vitesse, la ligne Lyon-Turin. Qu’il estime être « une œuvre nuisible et inutile ».
Pour lui le verbe « saboter » a un usage noble: c’est un mot de courage, de fraternité, de solidarité et de cette inaltérable fidélité ouvrière.
Face à cette inculpation il s’est défendu, a argumenté avec son livre La parole contraire, fut très soutenu en France par de nombreux groupes de lecteurs qui lisaient à voix haute et en public des extraits de son livre. Et finalement fort heureusement il fut relaxé.
Au printemps un nouvel ouvrage est paru sous le titre Le Plus et le Moins. Il s’agit-là d’un recueil d’une quarantaine de fragments autobiographiques, remarquablement écrits, denses, poétiques. Où il y parle de Naples, la ville de son enfance, les îles, les rochers et la nage lors de ses vacances méditerranéennes gorgées de soleil, le goût du sel sur la peau se mêle parfois à celui des larmes et de la sueur, la montagne et l’escalade. Et de l’histoire de son enfance où à l’école il perçoit comme un déclic à 11 ans à travers un instituteur : l’écriture était un « champ ouvert, une issue » qui pouvait « le propulser au large, alors qu’(il) était aplati sur une feuille ». Ce qui lui permettra de désapprendre avec application l’ordre qu’on lui imposait à l’école et dans les ruelles de la ville. Son entrée en résistance en fait.
Il suit ainsi le fil de son histoire personnelle. Il a dix-huit ans, il quitte Naples et le domicile familial, happé par le mouvement de contestation, voire révolutionnaire de 68. Celui de sa génération en lutte contre toute autorité « Nous étions la société substituée, dédaigneuse des pouvoirs, contente de les entraver en faisant notre bruit de foule dans la rue, incitant à de plus simples prétentions, une maison, une table, un samedi, une égalité de salaire. » Génération qui écoutait Dylan, dont les chansons faisaient marcher dans les rues : » une génération qui s’était convoquée toute seule ». « Il fallait Dylan pour me pousser hors de chez moi au bas de l’escalier, pour me détacher de toute provenance et pour m’inscrire sur le livre ouvert à tous ceux de ma génération », écrit-il.
Quand s’est abattue la répression en ces années 70 qu’on nomme en Italie les années de plomb et qu’il baptise lui de cuivre car c’est « le meilleur conducteur de cette énergie électrique de transformation », il devient ouvrier qualifié, chauffeur de camions, et maçon.
Et de ses journées ouvrières il en évoque les gestes du travail, la fatigue des corps sous le soleil écrasant ou l’absence d’outils adaptés. Erri De Luca y parle de « l’odeur du courage », quand l’ouvrier s’expose à l’accident : « Le courage pue la transpiration, le crachat, le sang, l’insulte et la prière, l’égout et la fureur. »
Il parle de sa mère très justement: « le deuil se vit plus à table qu’au cimetière ». Et de son père de façon très touchante. Qui lui a légué deux trésors: l’amour de la lecture et la passion de la montagne… « S’ils avaient été des armes accrochées au mur, je serais devenu un chasseur, mais c’étaient des livres, empilés jusqu’au plafond. Ils étaient autour de moi et tout contre moi. J’ai été un enfant, puis un jeune garçon à l’intérieur d’une chambre en papier. Mon père les achetait par kilos ,ils étaient son ailleurs, la distance entre lui et les tomates et les fruits au sirop, produits de son travail. Il rentrait le soir, se mettait dans un fauteuil, étendu sous un livre. Ainsi, il se trouvait en plein air. »
Homme de convictions et d’engagement De Luca fait aussi l’éloge des bistrots, tels qu’ils n’existent plus, ni en Italie ni en France: « Je suis pathétique, je le sais, c’est la faute des bistrots où chacun de nous a posé un jour son coude et s’est apitoyé sur son sort en riant jusqu’à la convulsion des abdominaux, à l’eau de vaisselle des larmes. »
Né après-guerre dans un milieu simple de Naples, aujourd’hui habitant la campagne à l’ombre des arbres qu’il a planté, Erri de Luca est un autodidacte qui a tout appris de la paume de ses mains, de la force de ses bras, et la fatigue de ses jambes. Et connait « l’isolement du corps sorti de son travail sur le chantier. C’est un épaississement de sa propre limite. Il arrive jusqu’à l’étourdissement des terminaisons nerveuses, après une journée de marteau-piqueur ». Ainsi ressent-il, tendrement ou pas, la terre, le soleil, la mer près de cette petite île au large du golfe de Naples, où son père et un oncle avaient acheté en commun un terrain. Ou la voix des femmes napolitaines -sa vraie prise de conscience politique- mais aussi celle des femmes de Belgrade menacée par les bombes de l’OTAN.
Belgrade 1999. Ainsi écrit-il :
Guernica, Naples, Belgrade
« Dans le ciel d’une petite ville basque, le 26 avril 1937 à 16h30, se présentèrent les avions allemands de la légion Condor. A 19h45, environ trois heures plus tard, le premier acte de terrorisme de l’histoire moderne, la destruction de Guernica, était terminé. C’était lundi, jour de marché, l’alarme fut donnée par une cloche cinq minutes avant le raid. Il y eut deux mille morts.
J’appelle terrorisme le bombardement d’une ville. Terroriste est celui qui se donne comme objectif militaire la vie de la population civile.
J’ai eu dans les oreilles de mon enfance napolitaine d’après-guerre les récits des bombardements sur Naples, plus de cent. Plus de cent fois, à n’importe quelle heure, les Napolitains furent propulsés dans la rue par la sirène d’alarme. Les récits écoutés avaient des voix de femmes. Les hommes étaient au front ou dans les camps. Les femmes, les vieux, les enfants supportèrent les massacres qui pleuvaient au hasard.
Les vieux se turent et les enfants oublièrent. Restèrent les femmes, gardiennes inexorables de la frayeur. Leurs voix montaient sur une note aigüe, descendaient dans un soupir, s’enrayaient face à un souvenir atroce, trouvaient l’échappatoire d’un éclat de rire pour une scène comique dans la tarentule d’une fuite. Des rires tout à coup: ils servaient à évacuer.
Un enfant à l’écoute derrière une porte ouvrait bien grand ses oreilles et s’identifiait de tout son corps grâce à la modulation de fréquence des voix: la poussière des écroulements brûlait sa gorge et ses yeux, la puanteur des cadavres coincés sous les décombres, la fumée des incendies, le sifflement de bateau et de mine de la sirène d’alarme, qui se cabrait en hauteur et gardait en suspens la note aigüe de l’alarme aérienne. Telle était l’anonciation à laquelle avaient droit les jeunes filles, femmes de la guerre.
Quand un rire de compensation s’échappait des voix, l’enfant tremblait encore plus derrière la porte, ce rire donnait la chair de poule plumée.
Elles avaient supporté la terreur d’exploser, de s’écrouler avec le bâtiment, terreur du déplacement de l’air d’une explosion dont la force de frappe tue plus sûrement que l’écroulement et le feu. Lever les yeux au ciel, c’était la frayeur de voir les silhouettes en croix des bombardiers. Il en vint aussi sans l’avertissement de la sirène.
J’étais à Belgrade (photo ci-dessus, centre de Belgrade le 27 avril dernier) pendant le printemps des bombardements de 1999, arrivé la nuit de Hongrie dans une camionnette. C’était pour moi un devoir de déserter mon pays qui faisait décoller de ses pistes les bombardements aériens. Le vingtième siècle se terminait au son de la sirène d’alarme. Je l’entendis arriver cette nuit-là, je la reconnus, telle qu’entendue à travers les voix des femmes de Naples. La tonalité, l’étendue, l’aigu : c’était la même. La sirène d’alarme de Belgrade, en cette nuit d’avril sans aucune lumière allumée, imitait les voix des femmes de Naples, gravées en haute-fidélité dans leurs cauchemars. Elles se la racontaient pour la réduire à une histoire. La voix humaine est la seule thérapie qui sache le faire.
Guernica n’avait aucune importance militaire, comme Belgrade. La guerre moderne recherche l’extermination des civils. Picasso a rendu gigantesque un de ces massacres. Naples, Belgrade et les villes soeurs de Guernica n’ont eu aucune dédicace d’hommes illustres. Alors, leur deuil reste gravé dans les voix des femmes qui ont répété la rengaine de la sirène d’alarme. »
A s’attacher toujours à voir les choses de plus près, rien ne lui échappe des voix des femmes comme d’un simple pêcheur, ou de ses compagnons de labeur, ou de la dignité de sa condition d’ouvrier en Italie et en France au cours des tumultueuses années 1980, serrant des coudes avec des ouvriers de trois continents en attendant leurs chèques : « Dans ma vie, je me suis battu pour une égalité, pour une liberté, mais la fraternité ne peut se conquérir. C’est un don, elle vient à l’improviste, elle peut durer aussi le temps d’un demi-poulet. Mais elle existe, elle a existé, je l’ai goûtée. »
Comme rien ne lui échappe de la nature : « J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. Si je ne suis pas une strate jaune de sa croûte craquelée, fendue par les vignes qui la forent, si des chardons ne poussent pas de mes yeux, si je ne rêve pas la nuit comme un rocher balancé par des bradyséismes, je ne pourrai pas apprendre. »
Apprendre… pour parler. Et d’être en capacité de faire lien avec les autres. Car, comme le disent ses mots dont on entend leur désir d’être juste : « la parole est le plus précis outil des opprimés ».
Apprendre… à travers ses points de repère biographiques, que si dit-il « Maintenant, j’ai vieilli et je n’attends pas d’autres pluies. » il n’y a rien de replié en lui, il a « à l’oeil (…) la mystérieuse miette du bonheur ». Magnifique.
D.D
Dylan, « Les temps sont en train de changer »: