« Du monde russe » N°1191
Écrit par admin sur 12 mars 2025
L’intention de cette Chronique d’ici-même, dépouillée de tout attribut mais sans perte de repères, s’emploie une nouvelle fois à relayer ce jour un texte implacable de l’écrivain et traducteur André Markowicz – tiré de sa page Fb en date du 10/03/2025- sur ce qui, aussi, « est en train de se passer sous nos yeux » à l’heure où l’empire Bolloré soutient la Russie de Poutine.

Françoise Morvan ou moi-même, nous critiquons le mouvement nationaliste en Bretagne, et, ça y est, nous « haïssons les Bretons », nous sommes « brittophobes », parce que les nationalistes qui nous insultent parlent tranquillement au nom de la région tout entière, ils sont persuadés qu’ils sont, alors que leur base électorale n’est pas même de 3% des électeurs, les porte-parole de toute la Bretagne, et de tous les Bretons. Et, peu à peu, c’est la rhétorique nationaliste qui devient le lieu commun, et le seul existant. Et, finalement, tout le monde accepte qu’on parle, comme ça, « au nom des Bretons », et que, dès qu’on ne soit pas d’accord avec le roman national, eh bien, on soit un ennemi de la nation. – Je critique le sionisme, – disons que je ne suis pas sioniste, parce que, pour moi, le sioniste est un nationalisme, fonctionnant exactement comme tous les autres nationalismes, – eh bien, pour bien des gens, je suis « un Juif honteux », pour ne pas dire le pire des racailles, puisque je suis « un Juif antisémite ». Et là encore, c’est le même narratif : si tu es Juif, tu es sioniste. Et si tu n’es pas sioniste, tu es un mauvais Juif, ou pas un Juif du tout. En fait, tu es le pire des ennemis, parce que tu n’es pas un ennemi extérieur : tu es un collabo de celui qui nous oppresse, tu es un ennemi de l’intérieur.
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Ce fonctionnement, il est constant, et, en Russie, il est l’une des bases du système poutinien. Les thuriféraires de Poutine mettent en avant ce qu’ils appellent « le monde russe ». Mais qu’est-ce que c’est que ce « monde russe » ? Il est, d’abord, un terme qui remonte, je crois, au XIXe siècle, aux penseurs dits-slavophiles (c’est-à-dire à ceux des intellectuels russes qui étaient farouchement opposés à l’intégration européenne de la Russie – laquelle était de fait –, et, surtout, surtout, opposés à la démocratie parlementaire, à l’idée qu’il puisse exister une société dans laquelle la religion ne joue pas le rôle central) Mais oui, il désigne une sphère d’influence, réelle ou désirée. Tous les slaves, selon les nationalistes russes, sont supposés entrer dans « le monde russe », puisque la Russie est « la sœur aînée » des peuples slaves. C’est parce que l’Ukraine voulait se détourner du « monde russe » et entrer dans la démocratie que, ce « monde russe », il est revenu la replonger dedans avec ses chars et ses bandes de bourreaux. Parce que, selon la pensée impériale de Poutine, l’Ukraine appartient à la Russie. – Mais en quoi le « monde russe » poutinien est-il russe, en quoi est-il différent des autres mondes totalitaires ? Que porte-t-il de particulier ?
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L’arrivée au pouvoir de Trump le montre clairement. En rien. Il n’y a rien de spécifiquement russe dans le monde russe, à part la « couleur locale ». Le « monde russe » de Poutine, c’est le monde de l’autocratie, le monde d’une bigoterie institutionnalisée, le monde de l’expansionnisme. Quelle différence entre « Make America Great Again » de Trump et « restaurer la fierté de la Russie » (phrase qui revient régulièrement chez Poutine et les siens) ? Aucune. La Russie de Poutine n’est russe que géographiquement. La pensée de l’empire reste la même. Je le dis souvent : rien n’est plus que cosmopolite que le nationalisme. Rien n’est moins spécifique, rien n’est moins national. – Et, je le redis, la lutte contre l’indépendance de l’Ukraine n’est qu’un combat superficiel, une « première étape », comme ils disent, dans un combat beaucoup plus général, contre l’idée même des Droits de l’homme et de démocratie.
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Je suis « russophobe » parce que, ce « monde russe » de Poutine, je le combats de toutes mes forces. Le fait est que je vis dans un monde russe. Je veux dire, je connais (je connais encore, et j’en ai connu beaucoup plus) plein, mais plein de gens qui, en Russie, ce « monde russe », le subissent, et le haïssent, et essaient, au jour le jour, d’y survivre. Parce qu’il est monstrueux à l’extérieur, et qu’il est monstrueux à l’intérieur. Pas parce qu’il est russe. Parce qu’il signifie la dictature, c’est-à-dire une vie dans laquelle le moindre de tes gestes, le moindre de tes mots sont posés à l’aune de ce que les autorités proclament être la nation, et que, donc, le moindre désaccord avec quoi que ce soit équivaut à une trahison, et donc, menace ton intégrité physique. Un monde où la peur de la torture, de l’arrestation, de la persécution amène à remettre en cause l’intégrité morale, psychique, parce que tu passes ton temps à mentir. Certains mentent ouvertement (ce sont les profiteurs, ceux qui font une carrière sur ces saloperies), d’autres mentent par omission, par silence, en essayant de se concentrer sur leur niche, sur leur domaine respectif, et ils savent qu’ils vivent dans le mensonge. Et ils vivent dans la meute, même s’ils haïssent la meute. – Le nationalisme est le règne de la meute, d’abord et avant tout.
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Il y a un autre monde russe. Il y a le monde de ceux qui n’ont pas accepté le mensonge. Et là encore, ce monde n’est russe que parce que les hommes et les femmes qui le composent parlent ou parlaient russe, mais il n’a rien de spécifiquement russe : c’est le monde des gens qui, d’une façon ou d’une autre, considèrent que la vérité est quelque chose d’important, et que leur liberté leur dicte (paradoxe essentiel) de ne pas se taire. Mon monde russe, outre des personnes que j’ai rencontrées, que j’ai connues, ou que je connais encore, pour moi, ce sont les écrivains et les poètes que je lis et que j’essaie de traduire, et que, depuis 2019, avec Françoise, nous essayons de publier aux éditions Mesures. Ce monde russe-là, c’est le seul monde national acceptable : il n’est pas national, il est privé. Je veux dire, chacun, chacune, peut se le composer, et vivre dedans, et vivre en même temps dans beaucoup d’autres mondes, parce que, par la grâce de la lecture et de la traduction, ce qui distingue les hommes des arbres, c’est que, nous, nos racines, nous pouvons nous les créer, et qu’elles sont, quoi qu’on dise, aériennes. Et que chacun peut se créer les siennes. En dehors de la meute. Dans une solitude non pas subie, mais naturelle et juste, – celle de la conscience de son existence propre, seule source possible de l’empathie envers les autres.
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Je traduis, nous publions Blok, Boulgakov, Tsvétaïéva, Volochine, Akhmatova, Mandelstam, Zamiatine – et Léonid Andréïev, et Evguéni Tchirikov, et des poètes comme Kari Unksova ou Guennadi Aïgui. Je n’énumère pas les auteurs que j’ai traduits avant, chez Actes-Sud et d’autres éditeurs (il y en plus d’une cinquantaine). Je ne parle pas de notre travail sur Tchekhov, à Françoise et moi. Ça, c’est mon monde russe à moi.
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Je voudrais que chacun de mes lecteurs porte une partie du monde russe, et que ce monde russe-là lui donne le désir et la force de combattre l’autre, lequel n’est qu’une des facettes les plus sanglantes d’une grande, très grande et très épouvantable internationale – l’internationale de la haine. »
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