« Aux frontières de l’Europe ». N°833
Écrit par admin sur 4 avril 2018
L’on me dira que faire une chronique sur un livre aussi peu d’actualité, à quoi bon ? Il y a bien d’autres urgences en ce monde. Ok! J’en conviens. D’autant que même mon libraire l’avait complètement oublié sous un fatras livresque sans catégorisation possible précise. Bon, pour ce livre datant de 2008, en toute logique ça peut apparaître assez normal.
Mais voilà, l’envie de le lui réclamer m’est venue à la suite de la lecture de « La légende des montagnes qui naviguent » – à lire ici. Par chance, mon libraire s’en est souvenu, l’a redécouvert sous une pile, et après une exploration dans un coin sacrément encombré voire un peu poussièreux, livre et libraire sont ré-apparus comme heureux de satisfaire avec succès et au pied levé, une clientèle si exigeante – que j’incarne pour l’occasion.
« Aux frontières de l’Europe » est comme le dernier paru – « La légende des montagnes qui naviguent »– un récit de voyage, entre flânerie, colère et poésie, fait par le même auteur Paolo Rumiz. Retour donc à cet écrivain qui, rappelons-le, est un italien originaire de Trieste, ville frontalière à laquelle est particulièrement attaché ce grand journaliste, une signature historique à La Repubblica, longtemps reporter de guerre et spécialiste reconnu des Balkans, où il a notamment couvert tous les conflits qui ont secoué l’ex-Yougoslavie. Aujourd’hui considéré comme écrivain voyageur, il raconte dans ces lignes sa traversée de l’Europe du nord au sud, de Mourmansk à Odessa.
« Mon voyage dans le ventre de l’Europe » ainsi la présente-t-il. « Pas de cet Ouest et de sa claustro-phobie » avec son fascisme qui revient.
Par ce voyage à l’est, qui a été dit-il « un bain d’humanité », ce qui apparaît en filigrane vient du sens qu’il donne à sa vie à combattre les frontières. Selon une méthode très personnelle: avec sac à dos léger (6 kg), « carte « maison » – « je n’ai pas noté les Etats modernes, mais les anciennes provinces frontalières englouties par la géopolitique »-, de quoi noter et transports en commun – des cars aux fabuleux trains russes. Avec et parmi les gens de peu. Ainsi fait-il parler les taiseux, les villages dépeuplés, les chemins non balisés et les lieux qui ne figurent pas dans les guides officiels. Au fil d’une route qui s’est tracée d’elle-même, de rencontre en rencontre. Un « parcours en zigzags, sur la fermeture éclair de l’Europe ».
Accompagné de Monika, une interprète polonaise connaissant le russe, Paolo Rumiz décide donc de descendre l’Europe à la verticale, de haut en bas, de Rovaniemi à l’extrême nord, en Laponie finlandaise, depuis la mer de Barents jusqu’à la Mer Noire, en longeant la frontière de l’Union Européenne. De Mourmansk, il va donc entrer « dans la panse de l’ours soviétique », et traverser la Norvège, la Finlande, la Russie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Biélorussie, l’Ukraine, avec une échappée en Tchéquie, pour embarquer à Odessa en direction d’Istanbul.
« L’est, mon œil ! L’endroit où je me trouve en ce moment est le centre. Le ventre, l’âme du continent. Et cette âme est complètement en dehors de l’échafaudage bureaucratique qu’on appelle Union Européenne. Même sur le plan géographique, c’est vrai : sur la Tisza en Ukraine, j’ai trouvé un obélisque austro-hongrois datant de 1874, qui indiquait le centre de gravité de la terre ferme entre l’Atlantique et l’Oural, ma Méditerranée et la mer de Barents. A cette époque-là déjà, on savait que la « Mitteleuropa », l’Europe centrale, ne se trouvait pas en réalité dans les cafés viennois, mais bien plus à l’est, et même à l’est de Budapest et de Varsovie. C’est ici que bat le cœur, à des centaines de kilomètres au-delà de l’ex-rideau de fer, entre les bouleaux et les grands fleuves méandreux, dans une « terra incognita » faite de périphéries oubliées. »
Aussi fut-elle un bien belle idée de permettre à des lycéens bretons de rencontrer cet écrivain voyageur, alors invité en 2013 du festival Etonnants Voyageurs – lire ici et là. Avec ce livre qui témoigne d’une « âme » européenne en voie de disparition – « Personne ne m’ôtera la conviction que l’Europe était plus européenne il y a un siècle »-, probablement eût-il à leur raconter en zigzags son voyage sur la zone frontalière, le long du nouveau rideau de fer » de la forteresse europe – « … sur le « mur » de l’Europe unie se donne, aux dépens des voleurs de poulets, une comédie qui laisse impunie la mafia la plus dangereuse du monde. » De cette Union européenne dont la prétention est « d’être le cerveau d’un espace politique capable de s’auto-gouverner, plutôt que son estomac exposé à des maux de ventre de la plus basse origine ».
Heureux quant à moi, à sa lecture, de me remettre en mémoire les Carpates côté roumain – » il y a la beauté nettement plus authentique du Maramureş, que j’ai visité il y a des années, avec des petites églises en bois et des cimetières ornés de peintures d’anges souriants » (…) Au dessus de nous culmine le toit des Carpates, le mont Howerla, deux mille cinquante-huit mètres. Je regarde les versants des montagnes: ils grouillent de gens qui montent et descendent. C’est un monde qu’on ne découvre qu’à pied, les montagnes sont peuplées jusqu’en haut, et dans les prés, même à la tombée du jour, il y a des allées et venues de paysans occupés par les foins et le soin des troupeaux. Un bonhomme empile du foin sur une meule à râtelier, typique des Carpates. ». Du coup, c’est avec émotion que j’accole à cette chronique un souvenir personnel formidable. Celui d’une rencontre avec une famille Motses, d’où cette image prise sur l’une de ces collines à meules de foin des Monts Apuseni.
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour du festival des Etonnants Voyageurs.