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« Abîme. » N°1185

Écrit par sur 29 janvier 2025

« Je suis d’accord, le 27 janvier 1945, l’entrée de l’armée russe dans les camps Auschwitz et de Birkenau n’était pas une libération. Les Allemands s’étaient déjà éloignés, il n’y eut pas d’affrontement pour libérer les prisonniers.

Ma définition est « découvrir ». La vérité est une découverte. Jusqu’au moment où on le nie, on le cache, l’instant d’après on retire le bandeau.

Ce que les Allemands voulaient garder caché en détruisant les tours du crématorium et les chambres d’asphyxie était désormais révélé.

Les Russes avaient déjà retrouvé, quelques mois plus tôt, les vestiges du camp d’extermination de Treblinka, près de Varsovie. Vasily Grossman, un officier correspondant de guerre qui accompagnait l’Armée rouge, a écrit à ce sujet.

Poursuivant leur avancée vers l’ouest, près de Cracovie, les Russes pénètrent dans l’enceinte de la plus grande extermination de l’histoire humaine. C’était le 27 janvier, il y a quatre-vingts ans. Il y avait les preuves et les restes.

La destruction des Juifs d’Europe est l’équivalent, dans l’abîme océanique, de la fosse des Mariannes du génocide, son point le plus profond. Il y en a eu d’autres, celui des Arméniens d’abord, celui des Tsiganes pendant, celui des Tutsis après. Ce sont des abîmes.

Le nazi a profondément ancré le système. D’abord l’identification et l’isolement avec l’obligation de porter l’étoile jaune, puis les rafles et les ségrégations dans les ghettos, puis l’extermination dans les camps d’anéantissement. Organisé et exécuté à l’échelle continent par continent, nation par nation, ville par ville, maison par maison.

La manière et l’ampleur de l’extermination rendent cet abîme de l’histoire humaine incomparable.

Je fais partie de la première génération née et élevée après la guerre mondiale déclenchée par le nazisme-fascisme. Leur défaite et la condamnation des responsables ont permis la résurrection de l’Europe.

Cet anniversaire mesure l’abîme d’où elle est sortie. « 

Erri De Luca, écrivain – « Abîme« – sur le blog du site de sa fondation, le 27/01/2025.

De cette première génération, celle qui en a reçu le témoignage, j’en suis aussi. Et comme il est décrit en cette Chronique-ci, c’est dans le grenier familial dans lequel je remets à jour, entre autres, des documents de cet avant et après-guerre, que je viens de tomber sur cette revue nommée Objectif  – photo ci-contre. Elle est titrée Büchenwald Landsberg Nordhausen Dachau Belsen Oadauf Leipzig-Ehrla, Ordruf Sandbostel, éditée par le Comité de Libération des Reporters photographes de Presse, et comporte 24 pages de photos prises à l’ouverture de ces camps de la mort – l’ouvrage archivé est décrit ici.

Avec en préface d’André Ulmann, ces premiers mots : « Regardez ces photographies : ces morceaux de vérité arrachée, surpris quand un monde de terreur enfin s’anéantissait dans la liberté et le soleil des portes ouvertes, après des années, sur la vie.

L’Allemagne, depuis 1934, était un camp de concentration, une usine à produire de la mort. Depuis la guerre et depuis Pétain, nous avons participé, comme matière première, à l’effroyable activité de cette mortelle industrie. Peut-être resterons-nous longtemps encore éblouis d’avoir traversé la mort, d’avoir buté à tous nos réveils sur des cadavres. Regardez seulement: les nazis avaient inventé de nouvelles façons de faire souffrir et d faire mourir, de conduire par les coups, la faim, la volonté d’humilier aux frontières de la mort, quand ils ne versaient pas d’un coup des centaines et des milliers de corps d’hommes et de femmes dans le feu ou dans les douches innocentes où le gaz de la mort remplaçait l’eau. »

Auschwitz avait été libéré en janvier 45, alors que ceux-ci ne le furent qu’au printemps.

Auschwitz est l’« impossible possible » dira Théodor Adorno qui fut un philosophe, sociologue et musicologue allemand, figure majeure de l’École de Francfort après-guerre. Impossible parce qu’imprévisible et inexplicable, possible parce qu’Auschwitz fut.

 » C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative constamment répétée, dans une folie croissante, pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque. » écrivait Adorno, (Minima Moralia : réflexion sur la vie mutilée).

« Si un ordre totalitaire a pu imposer sa loi de mort à l’Allemagne, c’est à cause des circonstances concrètes de ce pays après la Première Guerre mondiale : entre autres la crise de la société bourgeoise libérale, le développement atteint par la technique moderne et des individus rendus amorphes qui ont permis à un ordre totalitaire d’imposer sa loi de mort […]. Parmi ceux qui observèrent les premiers mois de la domination nationale-socialiste, en 1933, nul ne put ignorer le moment de mortelle tristesse, d’abandon dans une semi-complicité à un maléfice qui accompagnait la griserie manipulée, les défilés aux flambeaux et le bruit des tambours. » (La dialectique de la raison) écrira-t-il encore.

Le pire serait la répétition toujours possible de cet impossible. C’était la grande crainte d’Adorno. C’est pourquoi, disait-il, « Exiger qu’Aushwitz ne se reproduise plus est l’exigence première de toute éducation » -lire ici.

80 ans après Auschwitz, l’« impossible possible » est ré-entré dans notre temporalité. Parce qu’il voyait « la victoire de la raison technologique sur la vérité  » et qu’il défendait « l’idée que les faits ne sont jamais donnés mais toujours construits « , tout invite à une actualisation de sa philosophie – lire passablement oubliée à l’heure de l’accès accru à la technologie d’IA et des intentions officiellement déclarées de déportation.

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour d’ Erri De Luca. Ainsi qu’autour d’Auschwitz.


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