« Le tournant du présent et le passé de l’avenir. » N°1067
Écrit par admin sur 19 octobre 2022
Ce jour de Chronique, voyez-vous, a été amplement consacré à attendre en vain le prestataire de service d’une puissante société française de télécommunications qui devait intervenir pour effectuer le remplacement de la connexion internet de nos studios.
Voilà pour la petite histoire : depuis ses 40 ans d’existence, notre radio a pratiqué plusieurs façons de relier ses studios à son émetteur. Quand au début tout était rapproché c’était par un simple câble audio; puis, quand tout était devenu distant, le signal audio est passé par une ligne téléphonique spécialisée, puis en aérien par un faisceau hertzien, enfin par un retour filaire à une connexion internet. Voici donc ce jour, vendu comme réseau d’avenir, le déploiement ajourné de la fibre optique jusqu’au coeur même de notre existence pour la transmission de nos données numériques. Pas banal à la campagne !
La musique et les paroles, grâce à ce dispositif qui relie, se projettent. Si elles remplient le moment présent, c’est qu’elles espèrent trouver dans ce qui est pour elles un futur flou, une oreille susceptible de les entendre. Elles se projettent, et « le tempo, la cadence, les boucles, les répétitions bâtissent un abri hors du temps linéaire et de son flux: un abri où le futur, le présent et le passé peuvent se consoler, se provoquer, se moquer les uns des autres » comme en parle John Berger (Palabres) à propos de la chanson.
Tenez! A propos du temps linéaire et de son flux, cette petite histoire de transmission peut susciter l’émergence d’une réflexion sur la formule bien connue qui d’ordinaire l’accompagne : « Il y un avant/et un après « . Entre ces deux temps… c’est ce que l’on appelle le présent. Dans le flux… du temps, de quel présent est-il précisément ?
Pour aider à le comprendre, voici en supplément un article stimulant du grand anthropologue écossais Tim Ingold, paru dans @e_flux, sur la possibilité de créer un avenir tourné vers le passé. Attendez, ne partez pas! Daté de septembre 2022, ce texte « Le tournant du présent et le passé de l’avenir. » pour le moins déroutant, a le mérite de prouver « que le temps passe et que l’histoire se fait.«
« »Avant » et « après » : aucune expression ne peut être plus banale, et pourtant aucune, quand on y réfléchit, ne peut être plus perplexe. Imaginez que vous êtes dans une file d’attente. Des personnes se trouvent devant vous ; elles sont arrivées avant vous et sont d’autant plus proches de l’avenir vers lequel nous nous dirigeons tous. Il y a aussi des personnes derrière vous ; elles sont arrivées après vous et sont encore plus éloignées. Les premiers sont arrivés tôt, les seconds sont arrivés tard. Peut-être que si nous agrandissions l’échelle de notre métaphore, nous pourrions imaginer des générations faisant la queue comme ceci. Il y a des gens de votre génération, alignés dans une rangée. Devant, en rangs serrés, se trouvent les générations de vos ancêtres. Derrière se trouvent les générations à venir, qui se préparent à faire leur chemin. Toutes ces personnes, bien sûr, ne sont pas forcément encore, ou pas encore, en vie. Mais même ceux qui sont « passés », comme on dit, continuent de projeter leur ombre sur leurs successeurs, tout comme ceux qui ne sont pas encore nés émergeront dans l’ombre de notre propre génération. Mais voici l’énigme. Car nous sommes tout aussi susceptibles de dire des générations ancestrales qu’elles ont vécu dans le passé, et des générations descendantes qu’elles seront les habitants des temps futurs. Les générations qui nous précédaient, que nous avions suivies, sont maintenant derrière nous ; celles qui nous suivaient, qui nous avaient suivis, sont maintenant devant nous. L’avant et l’après ont, semble-t-il, changé de place. Comment expliquer ce curieux retournement de situation ?
La réponse semble résider dans un certain changement de perspective. La première perspective, qui voit les ancêtres devant et les descendants derrière, est prise depuis une position dans la file d’attente. Comme tout le monde, vous avancez dans la vie, mesurant vos jours en pas à pas vers un avenir qui, comme un horizon spatial, s’éloigne pourtant aussi vite que vous vous en approchez. Mais supposons maintenant que vous fassiez demi-tour, à 180 degrés. Les personnes qui vous ont précédé sont maintenant derrière vous, tandis que vous vous retrouvez face à face avec celles qui vous ont suivi. L’avenir, qui s’étendait autrefois au loin, le long de chemins ancestraux, semble maintenant se diriger, sur une trajectoire de collision, directement vers vous. Pendant ce temps, les ancêtres, auxquels vous avez tourné le dos, s’éloignent de plus en plus dans le passé. Leur temps est révolu. L’acte même de tourner le dos revendique donc le présent. Il n’y a pas de présent dans la file d’attente toujours en mouvement, seulement le passé du futur. Le présent est un hold-up, une tentative d’arrêter le passage du temps. Mais aucune génération ne peut tenir indéfiniment. La pression finit par être trop forte, et elle est soit écartée, soit obligée de passer à autre chose, pour laisser la place à la génération suivante, qui ne tarde pas à faire de même, tournant le dos à celle qui l’a précédée pour se retrouver face à son propre successeur. Au moment où elle se retourne, elle prend la place d’un nouveau présent. L’histoire réapparaît alors comme une série ponctuée de tournants, chacun étant un moment présent.
Faire la queue, c’est respecter une tradition. Le sens propre de la tradition n’est pas de vivre dans le passé mais de suivre ceux qui vous ont précédé dans l’avenir. Vous pouvez retracer d’anciennes voies, mais chaque tracé est un mouvement original à suivre à son tour. Il en va de même avec la narration, où chaque récit reprend les fils des narrations précédentes et les fait passer, dans un mouvement de boucle, dans la vie actuelle. À proprement parler, tourner le dos à la tradition n’est donc pas renoncer à ce qui est déjà passé. C’est plutôt nier la promesse que la tradition offre pour l’avenir. En d’autres termes, le « passé » de la tradition n’est pas donné a priori, mais il est produit dans l’acte même du retournement qui revendique le présent. Ce même retournement, en outre, crée un avenir qui, du point de vue de ceux qui suivent encore les voies traditionnelles, n’est rien d’autre qu’un retour en arrière, sacrifiant la possibilité d’un commencement incessant pour la finalité de fins prédéterminées. Nous le voyons dans l’éducation lorsque l’enseignant, au lieu d’inviter ses élèves à le suivre dans un geste de camaraderie, se tourne vers eux dans une posture d’instruction. Nous le voyons dans l’architecture et le design, qui aspirent non pas à reprendre le travail toujours inachevé des prédécesseurs, mais à concevoir l’avenir comme un projet que la génération suivante devra compléter ou rejeter. Et nous le voyons dans une science qui procède non pas en suivant le cours des choses mais par des cycles de conjectures et de réfutations.
Telle est la voie de la modernité. C’est une façon de mesurer le temps par l’horloge. Pourquoi, après tout, l’horloge fait-elle tic-tac ? Son mouvement de rotation, entraîné par la force vitale du ressort qui veut toujours se dérouler ou par le poids du pendule qui gravite vers la terre, est périodiquement arrêté par un cliquet sur le pignon d’une roue d’échappement, pour être ensuite relâché. Le tic-tac que nous entendons est le son de l’engagement du cliquet sur la roue dentée. Et le temps mesuré de l’horloge ne réside pas dans le déroulement du ressort mais dans la série d’arrêts, chacun marqué par un tic-tac. De la même manière, les générations marquent le temps en convertissant leur mouvement vers l’avant en une série ponctuée d’échappements. Avec la vie comme avec le temps, le flux devient un bégaiement. Lorsque la vie s’échappe, toute la série se déplace d’un cran. La génération précédente, loin d’avancer vers l’avenir, disparaît dans l’oubli du passé, tandis que la génération à venir, libérée de la discipline d’instruction, de conception et de conjecture à laquelle elle avait été soumise, pivote pour prendre sa place dans le présent, infligeant sa propre discipline à son successeur. C’est pour cela qu’il existe un tel besoin de remplacer l’ancien par le nouveau : cela prouve que le temps passe et que l’histoire se fait. Rien ne frappe plus l’imagination moderne que l’idée d’un changement d’étape. Ainsi, chaque génération actuelle, qui a tourné le dos au passé, prend sa place en tant que gardienne de l’avenir. »
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Tim Ingold. Ainsi qu’autour de John Berger.