Odessa, Kyiv,… N°1035 bis.

La seule « idéologie » restante, la seule capable de rester en vie en Russie est le chauvinisme grand-russe. Le seul imaginaire qui conserve l’efficacité historique est l’imaginaire nationaliste – ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti – sauf comme masque et surtout par propagande et action, comme moyen de gagner la pénétration internationale. Son porteur biologique est l’armée »

Cornélius Castoriadis, philosophe, économiste et psychanalyste – Devant la guerre.

Odessa, Kyiv sont quasi-encerclées. C’est déjà plus le cas à Kharkiv, à Tchernihiv, à Marioupol, et autres. A propos desquelles en voyant les images, on repense à l’écrasement d’Alep en Syrie- voir ici.

Et donc aux « tapis de bombes » sur les écoles, les hôpitaux, les immeubles qui seront ciblés en priorité. Et donc aux tirs délibérés sur les civils restés sur place, considérés alors comme opposants puisqu’ils ne sont pas réfugiés. On pense à la guerre civile avec toutes les conséquences, celles des morts, des corps blessés, de la famine, des exils, de la destruction du pays.

Notons aussi que, comme pour la Syrie, les va-t-en-guerre européens n’ont pas connu de guerre.

Après à peine deux semaines de combats, comment comprendre ce retour du pire dans l’Histoire européenne planifié par l’Homme de l’ère nucléaire ?

Quand l’émotion n’aide pas à réfléchir. Qu’en retiendront les enfants ?

Dans son livre Devant la guerre sorti en 1981, le philosophe, économiste et psychanalyste Cornélius Castoriadis développait une thèse sur  la « stratocratie » russe. Par « stratocratie » (stratos = armée), comprendre : « l’Armée comme corps social assumant, par le truchement de ses échelons supérieurs, la direction et l’orientation de fait de la société » — « l’Armée absorbe la meilleure part des ressources du pays », avec impact social chronique sur la vie des Russes.

Pas sûr non plus que les sanctions économiques imposées entameront cette « stratocratie » totalitaire indéboulonnable. Car qu’est-ce qu’on sait de la Russie profonde et de la machine interne du pouvoir ? L’éveil d’un peuple c’est pas si facile.

Ce Devant la guerre lui a valu un grand succès d’édition, d’être traduit en plusieurs langues, mais aussi de dérouter et même de soulever l’indignation chez les pacifistes. Ainsi avait-il ressenti le besoin de tirer la sonnette d’alarme, « sans jouer les prévisionnistes, mais afin de prendre conscience que nous étions de nouveau entrés dans la perspective d’une guerre mondiale ».

Thèse toujours aussi vraie 40 ans plus tard, même si les forces en présence sont moindres. Avec, côté envahisseur, plutôt un mauvais stratège.

« La seule « idéologie » restante, la seule capable de rester en vie en Russie est le chauvinisme grand-russe. Le seul imaginaire qui conserve l’efficacité historique est l’imaginaire nationaliste – ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti – sauf comme masque et surtout par propagande et action, comme moyen de gagner la pénétration internationale. Son porteur biologique est l’armée » disait-il.

Pour l’historien François Dosse, auteur de « Castoriadis, une vie » : « Le caractère pernicieux de ce désir de domination est qu’il s’exprime avec lenteur, au gré des occasions qui se présentent et justifient telle ou telle intervention ponctuelle, sans plan d’ensemble préalable: « A cet égard, le cas de l’Afghanistan a valeur générale. » Cette propension à l’expansion participe surtout d’un nouvel imaginaire social jusqu’alors inconnu, celui d’une « Force qui ne vise qu’à s’augmenter en tant que Force ». On retrouve là un des concepts clés de Castoriadis, celui de l’imaginaire comme moteur de l’histoire. » François Dosse poursuit ainsi : « La dernière phrase de l’ouvrage insiste sur un indispensable sursaut face au péril : « Il s’agit de voir ce qui est là, maintenant, in statu nascendi, l’oiseau de Minerve doit prendre son vol avant la tombée de la nuit – qui risquerait d’être longue. »

Et si le philosophe a eu recours à l’image de Minerve, déesse de la lucidité radicale, associée à la chouette qui y voit dans l’obscurité, c’était pour amener à se rendre compte de ce que l’on ne s’est finalement pas rendu compte et que l’on découvre 40 ans après horrifié :

 » La Force brute pour la Force brute.

Mais la poussée vers l’expansion correspond aussi et surtout à quelque chose de beaucoup plus profond, peut-être l’élément le plus décisif dans toute l’affaire, le plus difficile aussi à cerner et à formuler clairement. Et celui-ci ne concerne pas simplement l’Appareil militaire : il concerne l’ensemble des couches dominantes russes, Armée et Parti « civil » confondus. Il s’agit d’une vision du monde, et d’un type anthropologique nouveau qui lui est homologue. Il s’agit d’une création social-historique, d’un imaginaire inconnu, sous cette forme, dans l’histoire précédente.

Lorsque Kadar disait à Dubcek : « Est-ce que vraiment vous ne savez pas quel est le genre de personnes à qui vous avez affaire ? », ce qu’il entendait est clair. Dubcek se faisait des illusions en croyant que les chefs du Kremlin pouvaient être persuadés par des arguments, respecter les « droits » d’autrui ou l’« indépendance nationale » d’un pays ou simplement négocier à l’horizon d’un compromis possible sauvegardant ne serait-ce qu’une part infime des intérêts ou du point de vue de la partie la plus faible. Il entendait, en bref : comprenez donc que vous avez affaire à des gens sans foi ni loi — à des gens qui ne comprennent que le langage brut de la Force, et pour qui tout langage n’est, lui-même, que voile ou instrument. La Force au service de quoi ? La Force au service de Rien : la Force au service d’elle-même, la Force qui s’est dotée d’une deuxième Force la poussant à son expansion sans limites. La Force qui ne vise qu’à s’augmenter en tant que Force. » (Cornélius Castoriadis, Devant la guerre – merci à Françoise de Lieux-dits.eu pour cette bonne pioche).

D.D

Notre entretien avec François Dosse autour de son livre « Castoriadis, une vie » , à écouter ici.

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de François Dosse.