« La France n’est pas un hexagone. » N°1027
Écrit par admin sur 12 janvier 2022
La question de l’identité nationale revient depuis plusieurs années en force dans le débat public, et notamment en cette année de campagne, à droite particulièrement mais aussi à gauche. Ces discours reprennent un même récit historique, diversement mobilisé selon le locuteur, composé d’une série d’éléments convenus : dates symboliques (1789), grands hommes (Napoléon, Jaurès), caractéristiques implicites (La France, terre de la République, pays de l’exceptionnalisme culturel).
Ce récit, surtout, est toujours enfermé dans les frontières métropolitaines, associé à l’idée de République. Il est présenté comme une ressource ou un rempart contre les menaces d’une mondialisation venue de l’extérieur. Une autre version a existé, qui voyait dans cette histoire l’explication d’une arriération supposée du pays, un pays « jacobin », « réfractaire », qu’il fallait « moderniser » en l’adaptant à la supposée nécessaire globalisation des échanges. Face à la catastrophe climatique et à l’accroissement des inégalités, pour ne rien dire de l’actuelle pandémie, ce discours a perdu en crédibilité. La version la plus idéalisée et nostalgique tend, semble-t-il, à l’emporter.
Or il est frappant de constater que ce récit est moins évident qu’il n’y paraît. Sa résurgence récente a elle-même une histoire. S’il puise ses racines dans le moment de refondation du savoir historique de la troisième République, au début du XXe siècle, ce récit a repris une vigueur inattendue au cours des années 1980.
Le débat sur le bicentenaire de la Révolution française de 1789 en est une illustration : en simplifiant les termes, l’analyse d’inspiration marxiste, attentive à la transition du féodalisme au capitalisme, d’horizon international donc, a alors cédé le pas aux questions nationales et républicaines.
Dans le débat public, cette focalisation sur l’histoire nationale et républicaine apparaît alors, et aujourd’hui encore, comme un de ces « grands récits » qui répond implicitement au développement d’une mondialisation en pleine accélération à partir des années 1990.
Mais ce récit convenu de l’histoire de France s’avère surtout décalé par rapport aux évolutions de la recherche historique. L’histoire internaliste de la France contemporaine, dont les bornes chronologiques (1789-temps présent) ont d’ailleurs perdu de leur naturel ces dernières années, n’a cessé de se défaire d’une telle perspective, trop linéaire et téléologique. Et les travaux d’histoire coloniale, impériale, transnationale, croisée, multisituée, transimpériale, pour reprendre les étiquettes les plus courantes, n’ont cessé de contester cette vision simplifiée : ils ont invité au contraire à prendre en compte les trames relationnelles plus larges dans lesquelles cette histoire est insérée. Parallèlement, les travaux menés à l’échelle du monde, les spécialistes desdites aires culturelles et les anthropologues ont mis à mal le « grand récit » du « miracle occidental » qui s’est précisément construit au XIXe-XXe, et dont cette histoire de France porte encore les marques.
N’est-il donc pas temps d’ajuster ces lieux communs et perceptions de soi à ce nouvel état de la connaissance ? Ou, plus modestement, de les soumettre à la discussion, à la confrontation et à la friction avec la complexité que ces approches mettent au jour ? Publiée il y a quatre ans, l’Histoire mondiale de la France, en rencontrant un succès public inédit, a popularisé le genre. Des collectifs d’historiennes et d’historiens se sont parallèlement emparés, plus spécifiquement, des enjeux de méthodes et des questions d’interprétation.
Ces deux échelles d’observation, locale et mondiale, ne s’opposent pas ; tout au contraire elles se complètent.
On a, par exemple, pu reprocher à ce type d’histoire d’être trop tournée vers l’ailleurs et de négliger les territoires multiples qui composent le pays. Cette dissociation est une erreur d’appréciation, rappellent ces travaux : ces deux échelles d’observation, locale et mondiale, ne s’opposent pas ; tout au contraire elles se complètent.
A-t-on oublié que la ville de Mazamet, dans le Tarn, fut le centre mondial de délainage au XIXe siècle ? Les peaux d’ovins y étaient alors acheminées d’Argentine, d’Australie et du Cap avant d’être réexportées. Cette industrie comme d’autres avec elles ont disparu avec les vagues de désindustrialisation des années 1970 et l’essor des économies asiatiques : la vie des territoires, qu’il s’agisse des grandes métropoles, des villes moyennes ou des campagnes, est aussi modelée par ces interactions mouvantes avec les systèmes commerciaux internationaux, qu’elles soutiennent un dynamisme ou génèrent des effets d’enclavement.
Pour en rester au domaine du textile, les historiens de l’environnement ont montré que la part des importations étrangères de laine était de 80 % en 1880. Soixante ans plus tôt, la même proportion était assurée par les ovins métropolitains. Or en cette fin de siècle, pour produire l’équivalent des 250 000 tonnes de laine importées en 1896, il aurait fallu 130 000 km2 de terres, soit un quart de la superficie de la France. La puissante industrie lainière française du début du XXe siècle a été rendue possible par un déplacement de la pression écologique vers d’autres régions (en l’occurrence, les grands élevages en Australie et en Amérique du Sud). La part la plus territorialisée de l’histoire de France, était déjà indissociable des vastes flux de matière à grande échelle. Et la France est actrice des formes de mondialisation industrielle.
Proposer une telle approche, connectée et comparée, pour la période de consolidation de l’État-nation français (des années 1750 aux années 1930-1950) permet ainsi de réévaluer certaines lectures et certitudes. L’obligation scolaire, si puissamment associée aux lois Ferry (1881-1882), s’avère par exemple relativement tardive comparée à d’autres pays comme l’Italie ou l’Allemagne alors à peine créés.
Les composantes éprouvées de l’identité nationale française (la Marseillaise, le drapeau bleu blanc rouge, la langue, les ancêtres gaulois, le paysage, les stéréotypes sur le tempérament) se révèlent pour leur part le résultat de la circulation à grande échelle de ce que l’historienne Anne-Marie Thiesse a appelé un « kit » de l’identité nationale reprise par plusieurs pays ou groupes sociaux. Suivant d’infinies variations (il faut parfois créer une langue), le phénomène concerne alors toute l’Europe, mais aussi le continent nord et sud-américain ou encore l’Inde et le Japon.
On passe certes bien à cette période, pour reprendre le titre d’un ouvrage classique, des « paysans » aux « Français ». Soutenu par un État-nation impérial en voie de consolidation, et travaillé par d’incessants débats politiques (gauche/droite), géographiques (Paris/province) ou sociaux, le sentiment national s’affirme sur le sol métropolitain et adopte des traits singuliers. Mais cette transformation est partie prenante d’un processus plus général de nationalisation des sociétés. Et celui-ci, en retour, facilite les jeux de différenciation et d’affirmation de soi qui sont au cœur de ce type d’identification collective.
Ces jeux de miroir concernent les étrangers nationaux, mais aussi les populations colonisées et les populations non-européennes. Celles-ci, on le sait, sont alors classées selon un principe d’avancement sur une échelle de « civilisation », une lecture soutenue par des discours médicaux et scientifiques en voie d’institutionnalisation. C’est qu’une telle approche pose aussi la question de la puissance et de la projection. La France est en effet la seconde puissance impériale et économique durant une bonne partie du XIXe siècle, derrière la Grande-Bretagne, et reste une grande puissance européenne ensuite. En 1860, les exportations de marchandises françaises rattrapèrent presque en valeur celle de la Grande-Bretagne.
Cette décennie décisive correspondant à la période du Second Empire ; ces éléments ont été peu vus par l’historiographie, focalisée sur l’établissement de la République. Mais l’importance de ce qu’on appelle « l’impérialisme informel » français, qu’il soit économique, politique ou culturel, a été reconsidérée. Il explique nombre de présences « françaises », hors de France, ces références étant chaque fois redéfinies et appropriées par les sociétés concernées. Le fameux roman-feuilleton des « Mystères de Paris », d’Eugène Sue, connut significativement de multiples imitations et adaptations : Mystères de Londres, de New-York, de Buenos Aires…
Des géographies inattendues, imaginaires ou concrètes, se profilent : au XVIIIe siècle, le français est une langue de distinction, la langue de culture et de science par excellence en Europe. Au milieu du siècle suivant, on l’utilise dans les milieux aisés d’Amérique latine et sa maîtrise est nécessaire pour accéder à la haute administration ottomane. Or au même moment, en 1864, une enquête diligentée par le ministère de l’Éducation montre qu’un quart de la population française n’est pas francophone… L’identité de la langue et de l’appartenance nationale ne va pas de soi.
L’imaginaire républicain des colonisés doit aussi faire partie de l’histoire de la République.
Étudier l’histoire de France, qu’on considère le territoire, la souveraineté, les populations ou le symbole suppose dès lors de dépasser les frontières et les partages conventionnels. L’empire colonial, loin d’être placé en annexe, doit désormais en être partie prenante. Empire et État-nation vont ensemble, par-delà les changements de régime et les périodisations. La France possède des colonies depuis le XVIe siècle. En 1914, le rapport entre la superficie de l’empire et celui de la métropole et de 1 pour 20.
On connaît de mieux en mieux ces territoires singuliers, marqués par une forte asymétrie entre colonisateurs et colonisés, et de multiples tensions entre eux comme au sein de chacun de ces groupes : en 1913, on dénombre 7 fonctionnaires français pour 100 000 Cambodgiens. Se trouvent là d’autres acteurs et actrices de l’histoire de France, gouverneurs, marchands, fonctionnaires, marins, migrantes et migrants, travailleurs engagés, esclaves et anciens esclaves, paysannes et paysans colonisés etc. Il faut leur restituer leur capacité d’agir. Les penser ensemble permet alors de mieux saisir la manière dont ces possessions sont perçues ou non en métropole.
Ils invitent surtout à réinterroger certaines trajectoires, comme l’irrésistible affirmation de la démocratie libérale en métropole. Déjà réduite lorsque l’on prend en compte la situation des femmes (exclues du droit de vote jusqu’en 1944), elle apparaît particulièrement ambivalente à cette échelle : la loi de 1905 sur la laïcité ne s’applique pas dans les colonies, et la dissociation qui y est opérée entre « sujets » et « citoyens » qui introduit une forme de pluralisme juridique.
La République libérale et ses valeurs se sont installées au prix de vifs combats, et cet angle de vue souligne la dimension contingente, incertaine et contradictoire du processus. Cette histoire n’est cependant pas celle d’un simple face-à-face entre colonisateurs et colonisés. Ces derniers ont parfaitement su faire leur les grands principes hérités de 1789 et les opposer aux colonisateurs.
L’universalisme républicain, estiment plusieurs chercheurs, a réellement pris consistance avec la révolution dominicaine puis haïtienne de 1791-1804. Et sa portée pleinement émancipatrice a de nouveau été défendue, contre certains républicains sincères, lors des débats autour des projets de fédération entre métropole et colonie de 1946. « Comment ! Vous voulez édifier une république sociale, une république démocratique, une république qui n’admettra aucune distinction de race et de couleur et, en même temps, vous essayeriez de conserver, de maintenir, de perpétuer le système colonialiste qui porte dans ses flancs le racisme, l’oppression et la servitude ? », précisait alors Aimé Césaire. L’imaginaire républicain des colonisés doit aussi faire partie de l’histoire de la République, qui eut donc lieu sur plusieurs espaces simultanément. On retrouve d’ailleurs là les traits de ce que l’historien Dipesh Chakrabarty appelle un « même modèle impérial auto-contradictoire. »
Bien d’autres aspects pourraient être explorés. Entre dynamiques internes et externes, souvent discordantes, on comprend mieux alors comment se constituent peu à peu l’idée d’ « Hexagone », les figures des « grands ancêtres » et la fixation des « grandes dates » pour définir le pays.
En même temps, d’autres géographies, d’autres acteurs et actrices, d’autres frontières et d’autres trames historiques surgissent : cette histoire de France là est riche, ouverte, en cours. Elle permet de sortir d’une lecture simpliste de la mondialisation récente. Et l’histoire métropolitaine, on le voit, n’est pas abandonnée. Elle est reconfigurée.
Depuis plusieurs années, les travaux de sciences sociales, mais pas seulement, invitent à remettre en cause les couples d’opposition binaires hérités de la « modernité » pour proposer de nouvelles formes de pensée et mieux appréhender les problèmes contemporains : individu/société, nature/culture, humain/non-humain etc. Ce travail historien, en se défaisant des évolutions toutes faites, participe de ce mouvement et concerne les couples « eux »/« nous », « soi »/« l’autre », « France »/« monde ».
Ainsi reconsidéré, on comprend mieux pourquoi il est difficile d’opposer une « France », comprise comme un tout, à un « monde » extérieur, qui serait lui-même homogène, et pourquoi il est tout aussi difficile de présenter cette confrontation comme le produit d’une histoire récente et inédite.
Ces niveaux d’action n’ont cessé d’être mêlés : leur interaction, leur contenu, leur frontières et leur perception, eux, changent, parfois significativement. Le paysage qui se dégage est moins lisse. Mais plutôt que de s’arc-bouter sur une image rétrécie du passé, fondée qui plus est sur des exclusions, ce passé plus riche, plus ambivalent, sensible aux zones d’ombre et de lumière, plus proche de l’expérience de millions de femmes et d’hommes, fait de mutations croisées, d’inerties et de résurgences soudaines, n’est-il pas un meilleur cadre pour comprendre et appréhender les défis qui s’annoncent ? »