Festival Photo La Gacilly, »met le cap à l’Est ». N°896
Écrit par admin sur 10 juillet 2019
Les photos sont des reliques du passé, des traces de ce qui est arrivé. Si les vivants prenaient sur eux ce passé, si le passé devenait partie intégrante du processus de constitution par l’homme de sa propre histoire, alors toute photo acquerrait à nouveau un contexte vivant, continuerait d’exister dans le temps, au lieu d’être un moment arrêté. Il se peut que la photographie soit la prophétie d’une mémoire humaine encore socialement et politiquement inachevée. Une telle mémoire inclurait toutes les images du passé, même les plus tragiques, même les plus coupables, dans sa propre continuité. La distinction des usages publics et privés de la photographie serait transcendée. La Famille de l’Homme existerait. »
John berger – Comprendre une photographie – p.84
Festival Photo La Gacilly. Avec au menu 2019, la chronique d’un effondrement annoncé : réchauffement climatique, incendies, dévastation industrielle, fonte des glaces, baisse inquiétante du niveau des réserves en eau potable, etc. Et pour thème inaugural: le Festival « met le cap à l’Est ». Parce qu’il s’agit, en cette année 2019, de la commémoration des 30 ans de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement du bloc soviétique.
Du coup, l’Europe de l’Est est présente partout à travers plusieurs photographes talentueux et une foule d’images. S’enchaînent ici et là, et encore là, présentées sous forme tristesse infinie, de bien belles photos qui confirment que cette région du monde ne serait donc qu’immobilité.
A la force de ces apparences, l’on y serait amené même à se demander si l’humanité n’a pas tout bonnement déjà disparu dans cette Europe de l’Est (de Russie, de Pologne ou d’Estonie). Puisque finalement tout ne serait devenu que vastes amoncellements et éboulis de ferrailles déglinguées, traces ultimes d’un éphémère régime totalitaire.
Comme si l’Est de l’Europe continentale était restée figée dans sa glace, sa crasse et sa rouille, telle est l’impression que l’on nous donne à voir à travers la saisie d’un ensemble d’apparences. En l’état, en effet ces photos ne sont que « des reliques du passé, des traces de ce qui est arrivé ». Extraites d’une continuité et d’une dynamique avec ses approches variées, elles immobilisent. Or l’immobilité est la mort.
On pourrait reconnaître là, comme intention idéologique qui préside le festival, l’humiliation inconsciente. On est pourtant sorti de la guerre froide depuis maintenant trente ans, pourquoi alors nous rejouer tout un empilement d’airs désuets de la propagande d’alors ? Pourquoi tordre autant les aiguilles du temps pour les maintenir 30 ans après sur les clichés lourdingues d’avant 89 ?
« Nous considérons les photographies comme des oeuvres d’art, comme la preuve d’une vérité particulière, comme des ressemblances, comme des informations. Toute photographie est en réalité un moyen d’examiner, de confirmer et de construire une vue globale de la réalité. D’où le rôle crucial de la photographie dans la lutte idéologique. D’où la nécessité pour nous de comprendre une arme que nous pouvons utiliser et qui peut être utilisée contre nous. »
John berger – Comprendre une photographie.
Rassurons-nous, là-bas comme ici, bien naturellement il n’y a rien d’immobile, et où il y a mouvement il y a vie. La joie, l’amour, le jeu,… Comme en témoignait le photographe Emil Gataullin en ce même lieu l’année dernière – voir ici.
Quant à la chronique d’un effondrement annoncé… De cet horizon industriel en décrépitude, global cette fois. Permettez-moi de m’interroger sur l’ambiguïté des images. Moyen d’expression plus proche de la mémoire qu’aucun autre. Dont l’effet est potentiellement contre-productif, voire dévastateur. Avec l’actuelle profusion en tout lieu et sur tout support d’images apocalyptiques, voir certaines post-apocalyptiques, à défaut de prises de conscience il est à craindre que l’aquabonisme ne dicte la feuille de route de l’avenir de l’humanité. Vers le bout d’un abîme… « qui dégage des bénéfices » !
Comme le révèle – et le dénonce- la très intéressante exposition « Tourisme climatique » de l’Italien Marco Zorzanello ( lauréat du festival, photo ci-contre) . Qui interpelle sur l’attrait pour le spectacle de la catastrophe climatique. Tel un divertissement parmi d’autres qui stimulent l’activité touristique et le profit glacial sans état d’âme. Sur ses photos l’on découvre des parcs à jeux ( avec terrain de foot ou piste de skate, etc.) pour touristes venus de loin profiter du spectacle grandiose de la fonte des glaciers… Ou prenant un selfie avec grand sourire debout dans une embarcation, le dos tourné à ces piteux icebergs, ou bien encore heureux de skier sur de la neige artificielle quand tout est sec autour, ou d’aller sur un chameau au lac de Tibériade dont le niveau s’abaisse inexorablement.
Durant la deuxième moitié du XXe siècle, le jugement de l’histoire fut abandonné par tous sauf les plus démunis et défavorisés. Le monde industriel « développé », terrifié par le passé, aveugle à l’avenir, vit dans un opportunisme qui prive le principe de justice de toute crédibilité. Cet opportunisme transforme tout – nature, histoire, souffrance, autrui, catastrophe, sport, sexe, politique – en spectacle. Et l’outil employé pour ce faire – jusqu’à ce que l’acte devienne une telle habitude que l’imagination conditionnée y parvient seule – est l’appareil photo. »
John Berger – Comprendre la photographie – p.81
Libre comme chacun de me frayer un chemin à travers ces images, permettez ainsi ces interrogations qui me sont venues lors de ma visite sur les bords de l’Aff. Et la poursuivent. Fidèle visiteur moi-même appréciant ce bien réel évènement estival et populaire autour de la photo.
« Un instant photographié n’acquiert de sens que dans la mesure où celui qui regarde peut y lire une durée qui dépasse cet instant même. Quand nous trouvons qu’une photographie crée du sens, nous lui prêtons un passé et un futur. »
John Berger – Comprendre la photographie.
D.D