Résonance… N°878
Écrit par admin sur 13 février 2019
Car les images défilent dans la tête… à cet instant précis, il me vient bien naturellement l’envie de tenter de percevoir en quoi ce grand mouvement des Gilets jaunes en est-il un. A savoir, outre sa bravoure, son endurance et sa combativité, sa finalité.
Ne pouvant concevoir que cela ne soit que pour des motivations bassement économiques, financières ou fonctionnelles et pratiques, ou pour une haine viscérale contre l’oligarchie évidente composée des très riches, et les scandales en tout genre de nos hautes sphères…, que des dizaines de milliers de Gilets jaunes, rejetons pour la plupart de longues lignées de paysans, artisans et ouvriers des campagnes, soutenus par une grande partie des Français, montent ainsi chaque samedi, en risquant leur peau, à l’abordage d’un arsenal policier – le plus fourni des pays européens- et judiciaire outrageusement répressif répondant à un pouvoir prêt à tout pour imposer ses « réformes ».
Depuis le début du mouvement: près de 1 800 condamnations, à lire ici; et plus de 1.700 personnes blessées, à lire là le communiqué des experts de l’ONU.
Ce ne sont pas des balades comme l’ont été les manifs passées. Qu’ils puissent y laisser leurs yeux, leurs mains et même leur vie…, devrait amener tout un chacun à se poser des questions. Ou quand, samedi après samedi, sont absorbées des quantités inouïes de gaz dont la composition non-dévoilée par les autorités ressemblerait selon des médecins à un empoisonnement à l’acide cyanhydrique – terme qui vient de cyanure, qui lui-même vient du grec kuanos qui veut dire couleur bleu foncé.
A quoi ça sert tout ça? Tant de blessés, de mutilés, de condamnations, de fatigue, pour au final avoir cette désagréable sensation de tourner en rond… sans revendication ni cause précise. En tout cas, au fil des nos chroniques, ont été concoctées ici-même cinq idées rapides: l’importance symbolique des occupations de Non-lieux – dont ils portent le gilet: les péages, les ronds-points, et ce que deviennent les centres urbains riches des grandes métropoles-, la convivialité qui va si bien à ces GJ, leur dépendance fort discutable à Facebook, le souhait que ce mouvement renforce les autonomies territoriales et les projets locaux, et l’analogie avec la rage des marins-pêcheurs bigoudens de février 94.
Mais c’est bien plus que ça. Ainsi à cette liste s’ajoutera ce jour, outre ce qui permet de rendre visibles ceux qui restent d’ordinaire invisibles, la façon qu’ont les GJ de se sentir connectés et en résonance avec les autres.
Ceci, en paraphrasant Hartmut Rosa – voir plus bas-, dans leur capacité à atteindre et à faire bouger quelque chose et donc à agir sur le monde. Et de faire chacun à sa modeste échelle l’expérience d’une capacité à agir en commun. Agir en commun pour toucher en l’autre une corde vibrante et sensible contre la froideur technocratique néo-libérale à logique purement économique où les relations interpersonnelles se pétrifient en marchandises et en objets (la « réification »), où l’environnement n’est plus un espace auquel le sujet s’assimile mais une ressource à exploiter.
Voilà à quoi cela servirait tout ça. Ce qui du coup, me ramène par le col de chemise à cet ouvrage de 531 pages, positionné en attente de reprise de lecture sur mes étagères depuis sa parution il y a quelques mois: Résonance : une sociologie de la relation au Monde. Dont l’auteur, Hartmut Rosa, philosophe et sociologue, est reconnu pour être le spécialiste des phénomènes d’accélération et de leurs conséquences sur notre mode de vie.
Crise qu’exprimeraient peut être, je m’avance, tout bonnement ces Gilets jaunes avec courage. Courage est un mot ancien, qui n’a pas lieu d’être pour les donneurs d’ordres à balancer des grenades explosives contenant 25g de TNT, qui arrachent les mains, à confier à des policiers en civil non formés à leur usage les LBD40 dont les projectiles défoncent les yeux, et à noyer sous d’épais nuages de gaz lacrymogène, les citoyens qui, dans une démocratie, ont des droits – droit de manifester et droit à la protection de la vie.
Le constat de Hartmut Rosa repose sur le fait que nous traversons une crise de relations : avec nous-même, avec la nature et avec les autres.
«Ma thèse est la suivante : tout, dans la vie, dépend de la qualité de notre relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les sujets que nous sommes font l’expérience du monde et prennent position par rapport à lui, bref : de la qualité de notre appropriation du monde. Mais dans la mesure où les modes d’expérience et d’appropriation du monde ne sont jamais déterminés de façon purement individuelle, et sont toujours médiatisés par des modèles socioéconomiques et socioculturels, je nomme sociologie de la relation au monde le projet que je souhaite développer. La question centrale – savoir ce qui distingue une vie bonne d’une vie moins bonne – peut alors se reformuler comme suit : quelle est la différence entre des relations au monde réussies et non réussies ? Quand notre vie est-elle une réussite et quand est-elle un échec dès l’instant où nous ne voulons pas la mesurer à l’aune de nos ressources et des options qui s’offrent à nous ?»
« On peut supposer de fait avec Albert O. Hirschman que les sociétés capitalistes ont une tendance inhérente à développer des traits pathologiques tant sous l’espèce de la peur que sous celle du désir : toutes les positions que les sujets peuvent adopter à l’égard du monde sont livrées l’une après l’autre aux forces érosives de la dynamique concurrencielle, de sorte que la crainte de rester sur le carreau, de se faire distancer, de ne plus être à la page, de ne plus pouvoir suivre ou d’être exclu devient un véritable mode d’existence : en ce sens, ces sociétés sont animées par la peur. Mais parce qu’elles sont aussi structurellement contraintes de produire en chaîne des désirs marchandisables qui ne peuvent jamais être assouvis à long terme (sous peine d’entraîner une diminution de l’intensité de la demande) et ne peuvent pas non plus être déçus ou transformés au point de quitter la sphère marchande, ces sociétés sont également poussées par le désir – sous cette forme douteuse du désir d’objet inhibiteur de résonance. Déçu, le désir de résonance cristallise en un désir accru d’objet (et, parallèlement, en un désir de position sociale, qui n’est jamais exempt de peur). Tel est, semble-t-il, le cœur secret du mécanisme, aussi complexe que stupéfiant, de la production capitaliste du désir. » (pg.139).
Et j’ai lu aussi: « Aujourd’hui, tout passage ou séjour dans des lieux ouverts ou publics s’accompagne du geste de saisir son smartphone et de consulter son écran – pour autant que l’attention ne soit pas requise par d’autres activités. La société moderne est en passe de se transformer en une “culture du regard baissé” (et de la nuque courbée), et y a fort à parier que notre rapport physique au monde devrait s’en ressentir. »
En résumé ( lire ici pour en savoir plus): » La qualité d’une vie humaine dépend du rapport au monde, pour peu qu’il permette une résonance……. Soit l’exact inverse d’une relation instrumentale, réifiante et muette, à quoi nous soumet la société moderne « .
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour des Gilets jaunes.