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Place de grève. n°15

Écrit par sur 23 avril 2010

Ces deux dernières années, nous avons vu se multiplier et se succéder les grèves de nombreuses catégories de salariés. Il ne se passe en effet pas un jour où un mouvement de grève ne prenne le relais d’un autre. Que cela aille des travailleurs sans papiers aux personnels de compagnies aériennes, des fonctionnaires aux travailleurs des grandes chaînes de supermarchés, des ouvriers en lutte pour ne pas se faire licencier aux travailleurs des secteurs agro-alimentaires, etc… la grève est devenue quotidienne sans que ces différentes catégories n’arrivent à faire converger et mutualiser leurs luttes. Si ces mouvements sont l’expression de leur refus quant à ce qui leur est imposé, ils sont aussi les signes d’un système socio-économique en crise depuis longtemps maintenant, et dont la crise financière de 2008 n’a été que son officialisation spectaculaire. Toutes ces grèves signifient quelque chose : à l’instar de ce nuage de cendres volcaniques clouant au sol tous les avions européens pour cause de risque de blocage de leurs réacteurs, les grèves sont, elles aussi, les manifestations d’un système qui se grippe peu à peu. D’ailleurs grever ne veut-il pas dire « alourdir » quelque chose ou quelqu’un, et donc l’immobiliser ?*

Sur ce point il est intéressant de revenir sur l’étymologie du mot « grève ». En effet le sens qu’on lui prête aujourd’hui est le fruit d’une histoire au caractère étonnant. Si celui qu’on lui trouve le plus immédiatement est celui de désigner un refus de travailler, il ne faut pas oublier qu’il désigne aussi un bord de mer, un bord de cours d’eau. En effet le mot, grava en latin, signifie « gravier » et par extension « plage ». Ainsi le mot « grève » désigne avant tout un lieu. Mais alors, comment en est-on arrivé au sens qu’on lui connaît aujourd’hui ? En fait « grève » est le nom de la place où se réunissaient les ouvriers sans emplois qui attendaient l’embauche et qui se situait au bord de la Seine à Paris. C’était là précisément que les patrons venaient au jour le jour chercher la main d’oeuvre dont ils avaient besoin . Etre en grève avait donc le sens de chercher du travail, celui d’attendre l’emploi en place de Grève. Le passage au sens moderne de « cessation volontaire et collective du travail » ne s’est produit que vers 1845-1848.* C’est alors que grève passe « d’absence subie de travail « , c’est à dire de chômage, à refus de travail. Ainsi ce qui est intéressant ici, c’est de comprendre qu’être en grève, à l’époque, désignait la même chose que ce que veut dire aujourd’hui l’expression « être au chômage ». Et donc, avant tout être en grève, c’est être sans travail, sans emploi.

Tirons-en une conséquence : les quatre millions et demi de personnes au chômage en France actuellement sont en fait quatre millions et demi de personnes en grève. Et ce que l’on nomme le chômage structurel, celui qui existe de manière permanente depuis une trentaine d’années, est en fait une grève structurelle et permanente. Imaginons un peu qu’ils soient comptabilisés à chaque mouvement de grève, ce serait là de quoi donner un peu plus de poids aux revendications… Or de ces mouvements qui sont amenés à se manifester prochainement, il y en a un qui semble atypique : celui des précaires et chômeurs qui appelle à la grève le 3 mai prochain. Une grève des chômeurs pourrait paraître comme une sorte d’oxymore, voire une blague : être en grève, répétons-le, voulant dire la même chose qu’être sans travail, pourquoi voudraient-ils refuser de travailler alors qu’ils n’ont pas de travail ?

Ce serait là ne pas voir la situation des chômeurs soumis à un contrôle de plus en plus strict de ce qu’il font et de ce qu’ils sont. En effet comme le dit Robert Castel  » On assiste depuis quelques années à une extraordinaire pression , pour ne pas dire à un chantage, afin de pousser tout le monde au travail. » Ce qui est mis en oeuvre, ce sont « les pressions morales, la culpabilisation des inactifs, le renforcement des contrôles et des contraintes sur tous et toutes celles qui sont hors travail ». Tout un ensemble de dispositifs de surveillance et de sanctions a été en effet mis en place par les organismes dédiés ( ex-ANPE, Pôle Emploi aujourd’hui) afin de lutter contre le chômeur inactif. Ainsi là où les allocations chômage, il y a encore peu, étaient considérées comme un droit dû aux personnes sans contreparties, désormais elles sont conditionnées à leur attitude volontariste. On n’a droit à son chômage que dans la mesure où on fait preuve de bonne volonté, de docilité, dans sa recherche d’emploi. Et c’est ici, finalement, une situation étrange dans la mesure où les allocations sont utilisées par le Pôle emploi comme une sorte de salaire versé en contrepartie du travail que fait le chômeur à chercher du travail. Travailler à chercher du travail quand bien même il n’y a pas de travail, voilà ce qui doit occuper les chômeurs. Et l’on comprend alors le sens donné par les chômeurs grévistes dans la mesure où ils signifient leur refus de jouer le jeu, dans la mesure aussi où ils décident du sens de leur grève…

* dictionnaire historique de la langue française
** « La montée des incertitudes », R. Castel

M.D


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