Yves Citton, « Médiarchie ». N°810
Écrit par admin sur 25 octobre 2017
Nous concernant un bel article paru dans Ouest-France en date du 22/08/2017, commence ainsi: « Les radios libres ont émergé pour protester contre le monopole qu’exerçait alors l’ORTF. Plus de quarante ans après la fin de l’office d’État, le média cuguennais continue à émettre. »
C’est vrai qu’il y a quarante ans, tout le monde regardait les nouvelles à 20h, tout le monde regardait l’ORTF. Les temps ont bien changé. Apparemment. Puisque, à l’heure du numérique, les supports et canaux d’information se sont démultipliés à l’infini fabriquant des publics comme des bancs de poissons. Qui évoluent dans l’environnement auquel ils sont connectés et les effets qu’il a sur eux.
Ce qui fait dire à un vieux camarade-collègue de radio locale, libre et indépendante « De nos jours, l’information est partout. Pourquoi en faire ? ». La question mérite d’être posée. Mais pour y répondre j’opte par un renvoi à la lecture du dernier essai philosophique du sociologue Yves Citton Médiarchie (Seuil, 416 pages). Ce professeur de littérature et media à l’Université Paris 8 nous livre ainsi un outil de réflexion impressionnant de précisions et de références.
Dans le prolongement de ses travaux sur l’attention, sa vision des médias de masse est “ à la fois philosophique, politique, sociologique, anthropologique et esthétique “. Elle présente “en quoi les médias ne sont pas seulement des moyens d’information ou de communication, mais des formes d’expérience qui sont en même temps des multiplicateurs de pouvoir“.
Pour lui, “notre attention au réel comme nos capacités d’agir sur lui passent aujourd’hui majoritairement par l’intermédiaire d’appareillages techniques qui conditionnent ce que nous sentons, pensons, exprimons et faisons“.
Ceci en nous sensibilisant toujours “de façon très sélective à certaines choses plutôt qu’à d’autres“. Jusqu’à en “coloniser” nos esprits -voir ici.
C’est ainsi que certains publics, induits par certains dispositifs médiatiques, s’identifieront à un candidat à l’élection parlementaire ou présidentielle, mais aussi à telle marque de voiture, à telle couleur d’habit ou à tel type de nourriture, à tel film ou à des vacances dans tel pays.
C’est bien pourquoi selon Yves Citton, cette intrastructure médiatique doit “être envisagée sur le mode de la décolonisation“. « Nous nous imaginons vivre dans des démocraties, alors que nous vivons dans des médiarchies. Car, plus que les peuples ou les individus, ce sont les publics formés par les médias qui sont les substrats de nos régimes politiques. Même lorsque nous dénonçons le « pouvoir des médias », nous n’entrevoyons qu’à peine à quel point ceux-ci conditionnent nos perceptions, nos pensées et nos actions, individuelles et collectives. »
Du coup “Mieux comprendre ces media (pluriels, différenciés, superposés), ainsi que la médiarchie que compose leur intrication, est une précondition au redémarrage de nouvelles formes d’analyse et de pratiques politiques“, écrit-il.
Pour ce faire, son idée est d’“habiter une médiarchie numérisée qui en est arrivée à informer presque toutes nos formes de vie“. « Habiter » signifiant ici apprendre à comprendre ses règles et ses usages. A ce titre il convoque les artistes avec le slogan que l’auteur souhaite à la hauteur des enjeux systémiques du numérique: “Hypnotisés, hallucinés, fantômes de tous les pays, unissons-nous pour esthétiser la médiarchie par le truchement de l’art“. En donnant une clé: apprendre à la “surprendre“. Ce qui signifie “mettre des bâtons dans les roues de la reproduction automatique des catégorisations anticipées”.
D’où, en le reprenant en guise de réponse à l’interrogation de notre vieux camarade, ce qu’il nous reste encore et toujours à faire quarante ans après: « habiter », « déjouer » et du coup « démocratiser » notre « médiarchie ». Car « le pouvoir des médias réside précisément en ceci : ils prédécoupent pour nous le flux des données sensorielles. Là est sans doute le fondement aliénant des mass-médias : la médiarchie fait (notre) attention pour nous. Agir contre elle commence donc par cela : faire attention (par) nous-mêmes« .
Rappelons qu’il s’agit à ses yeux de nous rendre mieux attentifs les uns aux autres ainsi qu’aux défis environnementaux (climatiques et sociaux) qui menacent notre milieu existentiel. En cela il pose les fondements d’une écologie de l’attention comme alternative à une suroccupation qui nous écrase.
A ré-écouter à cette occasion les entretiens ici & là qu’il nous avait accordé.
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même par ailleurs autour de l’attention.