Bruce Bégout, « Lieu commun ». N°790
Écrit par D.D sur 7 juin 2017
Depuis quelques années, Bruce Bégout, philosophe et écrivain, prof à la fac de Bordeaux, travaille sur le cours ordinaire de la vie, la quotidienneté. Cette base stable, ce dispositif vital. A partir de cette interrogation, que peut-on en apprendre?
Dans son ouvrage « Lieu commun » (Ed Allia), il analyse le Motel. Le Motel est pour lui à la fois un symptôme et une image de la société capitaliste, comme de la civilisation américaine. Produit de la standardisation industrielle, il est partout identique, sans passé ni identité. Non-lieu complètement déterritorialisé, il permet d’allier confort et mobilité tout en appliquant en son sein la liberté libérale : faire ce que l’on veut tant que cela n’empiète pas sur la liberté des autres. Et sa description fine de l’ordinaire, et de l’ennui partagé dans ces non-lieux permet à Bégout de digresser longuement sur divers sujets, de la nouvelle élite favorable au changement et au déracinement valorisé à outrance, en passant par la mystique consumériste, l’anonymat, etc.
Autoroute et station-service, zone commerciale, motel, chambre sur le même modèle quelque soit la franchise (en France, Formule 1 ou 1ère Classe), un code pour y accéder, une moquette épaisse, un lit, une télé, une tablette, un lavabo avec serviettes et gobelets, une glace. Pur lieu de transit, pas pour y passer ses vacances. Fonctionnalité et absence de convivialité. Prix des chambres pas cher, confort moyen, lieu hyperprévisible opposé à toute idée d’aventure – ce qu’on attend d’un voyage (rencontres, surprise de la découverte, etc.).
Tout cela indique, pour Bruce Bégout, que le motel est un signe de basculement dans une autre civilisation. Dans ce qu’il appelle « la mobilisation générale ». Avec ses valises à roulette et appareils portables, le motel est le symbole de ce qu’affiche la promo de la mobilité. Mobile, flexible et sans attache. Apparence de liberté mais fragilité. Comme âme errante à la recherche d’un point fixe.
Ayant sondé ainsi les interstices de nos existences en ces lieux, qui en disent si long puisqu’ils pourraient dresser la toile de fond à venir de nos vies. Mais façon Bégout : le quotidien n’est pas une réalité que l’on subit mais qui s’invente, se construit, parfois à l’insu de son auteur. Pour ce philosophe, le quotidien serait semblable à une peau.
Pour l’heure j’ajoute, notre quotidien, le nôtre, comme on le sait est visé par des ordonnances pour mieux le briser, le bouleverser. Cela par de nouveaux spécialistes du bourrage de mou, des VRP (voyageur, représentant et placier) du CAC 40 (faussement étiquetés « candidats de la société civile ») qui s’appuient du coude à la carrosserie neuve « France en Marche » ! En marche conformément à « la mobilisation générale », ce mot d’ordre néolibéral universel : « tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. »
Extrait (pg 85/86/87). « Relativement vieux pour le siècle passé, le motel a donc préfiguré sans le savoir une nouvelle forme d’urbanité. Avec lui, naît la société de la mobilité permanente et du transit continu, des autoroutes et des stations-service, des colporteurs motorisés et des grandes migrations saisonnières, des délocalisations et de la globalisation spatiale, des déménagements fréquents et épidermiques, en un mot, de la bougeotte. Que ce soit l’espace urbain dans son entier, les objets usuels ou l’organisation sociale elle-même, tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. Une pulsion cinétique semble agiter l’être social et se répercuter sur tous les éléments de la vie urbaine. Tout doit être mobilisable sur-le-champ, prêt à être employé, consommé, ingurgité. Rien ne doit être situé au-delà d’un rayon de vingt kilomètres. Chaque citadin doit pouvoir satisfaire n’importe quelle envie ou lubie dans l’heure qui suit. Et si tout peut être livré à domicile cela signifie que le chez soi, réduit à cette unique fonction centripète, ne constitue rien d’autre qu’un point de convergence des mouvements incessants du monde. Or cet apprêtage ne peut s’obtenir que par la mobilisation de tout et de tous. Sur le pied de guerre, en permanence assujettis aux ordres du mobile, les hommes s’inquiètent ainsi de savoir que tout ce qu’ils peuvent désirer se trouve à proximité. Mais dans cette tendance à l’apprêtage, nous avons affaire à un simple homme mobile sans motif, dont l’intention se résume à aller voir sans cesse ailleurs s’il y est. En dépit de son insuffisance formelle, ou peut-être grâce à elle, le motel a partie liée avec l’incarnation technologique la plus insigne du nomadisme social: l’automobilité.
Cependant ce développement centrifuge aux marges de la ville ne se résout pas en un simple chaos. Au-delà de son apparence désordonnée, il respecte une logique propre et relativement claire: celle de l’accessibilité directe des lieux aux automobiles. La modalité de l’expérience spatiale que vit principalement le citadin est celle du sur-le-champ. Convaincu plus que tout autre que le progrès technologique peut le rendre « comme maître et possesseur de la nature », l’homme moderne est un être pour qui la seule valeur réelle demeure le confort, c’est-à-dire la satisfaction sans trouble. Il lui faut à tout prix éviter l’effort et le désagrément, la résistance et la peine qui perturberaient son ataraxie douillette. A chaque instant, il vit dans la hantise de se retrouver dans une situation où il lui manquerait quelque chose de primordial qu’il ne pourrait se procurer immédiatement. Que toute réalité subsistante soit réalité disponible, que tout ce qui est sous la main devienne à portée de main, que l’extension se mue elle-même en disposition, que tout soit mobilisé parce que mobile, voilà ce à quoi le nomade aspire. Or cela ne devient possible que si tout se tient à chaque instant prêt à l’emploi. Tel est le sens explicite de l’Apprêtage universel qui gouverne l’ère moderne : le monde ne semble être devenu autre chose qu’une préparation générale à une action imminente qui ne doit prendre en tout et pour tout que quelques minutes. Il s’apparente aujourd’hui à un immense réservoir de disponibilités immédiatement convertibles en effectivités.
Dans cette perspective de rapprochement universel de tout avec tout, de proximité quasi ubiquitaire des choses et des personnes dans la présence sans reste du tout, tout de suite, l’univers technologique reçoit pour unique mission de favoriser l’accomplissement non contraignant des tâches quotidiennes. Le « déloignement du monde » dans l’imminence, dont parle Heidegger dans Etre et Temps, est à présent partout en marche : l’appareillage technique conduit à une abolition progressive du lointain au bénéfice de l’Ici qui, tout en cherchant à surmonter l’être éloigné des choses, nous renvoie à notre propre éloignement primitif. En vertu de cette transformation profonde de notre relation aux lieux, la distance et la longueur du temps sont vécues comme des obstacles, voire comme des punitions injustes, puisqu’elles nous font ressentir la distance qui existe entre nous et le monde. Dans ce mouvement de mise à disposition totale du monde dans le cercle intime des intérêts immédiats, l’urbanité se fond sans reste. Le centre-ville est devenu caduque, périmé, parce qu’il implique avant tout embouteillages et absence de parkings, étirement du temps et réduction de l’espace. La décentralisation de la ville vers les périphéries urbaines naît donc de l’exigence unique de faciliter les parcours en voiture. Désormais dans les agglomérations, il n’y a de centre que commercial. »
D.D