« Les défricheurs ». N°748
Écrit par D.D sur 17 août 2016
Se souvenir du temps où l’on parlait de « Vivre et travailler autrement ». Slogan passablement usé qui renvoie au mouvement de retour à la terre post-68 -les élevages de chèvres, etc. Quoiqu’il s’accorde avec ces quelques souvenirs, mais comme on n’est pas là pour discuter de revival, retenons que le titre retenu du livre annonce son époque : « Les Défricheurs : voyage dans la France qui innove vraiment » (La Découverte/Poche).
Il s’agit d’un reportage, pendant près de deux ans, celui du journaliste Eric Dupin. Qui prend la forme d’un tour de France des alter-entrepreneurs et autres défricheurs qui loin des médias et souvent en rupture avec les valeurs dominantes de la société, expérimentent, goupillent, bricolent, façonnent, re-configurent. Bref inventent de nouveaux modes de vie tournés vers l’écologie et de travail dans l’agriculture, le social, les services, l’habitat, l’éducation, la santé… Et du coup défrichent de nouvelles façons de vivre et de faire.
Ceci en appliquant dans le concret ce slogan de Paul Eluard « Un autre monde existe, il est dans celui-ci ». En rupture avec le consumérisme qui vampirise, le productivisme carnassier et l’angoissante compétition sociale. Résidants parfois dans des yourtes, des « écovillages » ou « lieux alternatifs », ou simplement en éco-construisant des maisons « terre-paille ». Mais le plus souvent dans la recherche de sens et du juste équilibre. En œuvrant dans l’économie sociale et solidaire, les circuits de consommation courts, l’agriculture vraiment biologique, l’habitat partagé ou encore l’éducation populaire.
Grâce à cette enquête de terrain dans les milieux « alternatifs » déclarés ou pas, invisibles des grands médias, donc dont on ne parle jamais, l’auteur a découvert qu’ils sont des centaines de milliers, peut être plus, et de toute façon de plus en plus nombreux à créer leur emploi en dehors des sentiers battus – il est clair que la disjonction entre emploi et moyens de vivre comme la fin de la centralité du travail sont en train de changer la donne.
Et donc à développer de nouvelles activités, dans des coins perdus en faisant revivre des villages à l’abandon en ré-ouvrant boulangeries et cafés, mais aussi en ville, en s’inspirant de valeurs sociales solidaires, et surtout écologiques et décroissantes.
Souvent façon Pierre Rabhi, philosophe-paysan et promoteur increvable de l’agroécologie (mouvement Colibri). Qui lui-même met en garde: «Les alternatives sont en train d’être récupérées». Ces belles dispositions comme notamment le bio se voient petit à petit, rayon après rayon, par être digéré par le capitalisme lui-même. Ce que l’on nomme le «capitalisme vert».
Ces innovateurs radicaux et pragmatiques, qui n’ont pas conscience de leur force ni de leur influence potentielle, appelés aussi « créatifs culturels », défendent de nouveaux mode de produire et de consommer. Optant pour que la valeur d’usage (être utile l’un à l’autre) prime sur la propriété, la durabilité sur le consumérisme, la coopération sur la concurrence. Et rejetant la vie publique autre que locale, qui bousille les dynamismes et les enthousiasmes. Dupin les a rencontré plutôt dans certaines régions que dans d’autres, à l’ouest et au sud essentiellement.
Pour reprendre les termes de l’auteur, c’est toute une galaxie d’expérimentateurs. Qui en leurs îlots verts, leurs havres de paix, dénonçant tout un système de valeurs, de comportements et d’intérêts qui est devenu profondément malade, sont bigrement actifs dans des domaines forts variés. Qui vont de l’épicerie bio et de l’auto-alimentation aux AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), de la consommation responsable et collaborative aux thérapies alternatives,…
Selon le ministère de l’Agriculture, le nombre de fermes concernées par la commercialisation en circuit court serait de 80 000 et représenterait quelque 15 % des exploitations agricoles françaises.
L’épreuve des exemples. Par le jeu des amitiés, des espoirs partagés, des luttes menées en commun, de proche en proche, se sont tracés entre eux des chemins. Immergés dans tout un ensemble de liens locaux. Avec le sentiment de participer à une commune aventure, une utopie concrète. Plus que jamais un petit morceau d’universel, inscrit dans une géographie et dans une histoire, dans un territoire qui a sa part de soleil et de vent. Avec la nature donc, avec comme volonté d’inventer un futur commun. Voici-là avec « Les Défricheurs » une large palette de ces différentes couleurs pour aborder la « transition citoyenne » (articulation de la transformation personnelle et de la transformation sociale).
Transition dont l’élan général multiforme, social et invisible, peut se retrouver réuni selon l’auteur dans le «mouvement convivialiste» dont nous parlait entre autres le philosophe Patrick Viveret. A ré-écouter ici.
Notre émission quotidienne Résonances ( diffusion à 12 h et 19h) va à la rencontre de ces défricheurs. Podcasts à retrouver ici.
D.D