La nuit en « Open 24/7 ». N°721
Écrit par D.D sur 3 février 2016
« Le plus odieux de la journée de travail… est peut-être son anticipation » écrivait Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires.
Que dire alors de ces nuits à venir pour lesquelles des traitements ou dispositifs repoussant les limites de la fatigue font l’objet de recherches appropriées pour que notre si heureuse société devienne « Open 24/7 »- 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 ? Puisque tel est le mot d’ordre du capitalisme contemporain.
Suivant les exigences d’un consumérisme accéléré 24/7, en s’accordant aux nouvelles technologies interconnectées et robots multiples qui ne présentent pas eux les obstacles que le simple fait d’être vivant pose par ailleurs aux impératifs de la circulation et de l’échange. Rappelons que l’objectif assigné à tous est d’atteindre une vie sans pause, active à toute heure du jour et de la nuit.
Jonathan Crary, un universitaire américain, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique, est l’auteur d’un ouvrage 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, qui décrit avec précision cette recherche en vue d’un perpétuel présent. Lequel présent s’inscrit plein pot – mais faut-il encore le préciser ?- dans la logique du capital visant à dégager de nouveaux gisements de profits.
Jonathan Crary est un lanceur d’alerte. Qui creuse le sujet et nous éveille sur la société en quête effrénée d’efficacité qui vise à s’approprier les capacités et la vie intérieure de l’animal-objet humain. Et nous alerte sur ces programmes qui visent à la mise en phase de l’homme, en le transformant, avec le slogan « 24/7 ».
« Un environnement 24/7 présente l’apparence d’un monde social alors qu’il se réduit à un modèle asocial de performance machinique -une suspension de la vie qui masque le coût humain de son efficacité.» (pg 19).
« Le slogan « 24/7 » écrit-il (pg 41), nous promet un temps sans temps, un temps qui aurait été arraché à toutes démarcations matérielles repérables, un temps qui ne connaîtrait plus ni séquences ni récurrences. C’est la célébration, réductrice et péremptoire, d’une présence hallucinée, celle d’un fonctionnement incessant et sans friction, doté d’une permanence inaltérable. C’est ce qui attend la vie commune, une fois convertie en objet pour des opérations techniques. L’expression « 24/7 » résonne aussi, indirectement mais fermement, comme un commandement, comme ce que certains théoriciens ont appelé un « mot d’ordre ».
Et ce « mot d’ordre » « sonne toujours comme une réprimande et comme une réprobation à l’encontre de la faiblesse et des carences du temps humain avec ses textures floues et sinueuses. Il ôte toute pertinence ou toute valeur au répit ou à la variabilité. »
Eh bien nous voilà en laisse électronique. Mais si, mais si, car éveillé, dans sa bulle ou somnambuliquement, le terrain humain semble prêt « à l’assaut du sommeil »: « comme il n’existe plus désormais aucun moment, aucun endroit ni aucune situation où l’on ne puisse pas acheter, consommer ou exploiter des ressources en ligne, le non-temps 24/7 fait une incursion acharnée dans tous les aspects de la vie sociale ou personnelle. Aujourd’hui, il n’y a par exemple presque plus aucune situation qui ne puisse pas être enregistrée ou archivée en tant qu’image ou information digitale. » (pg 42).
Un « vol de temps » si bien préparé. Personne ne doute qu’il pourra être poussé très loin en s’appuyant sur ce qui existe déjà, dans l’indifférence générale, voire l’engouement pour les façons de stimuler l’éveil. A l’exemple de ce qui suit qui nous le confirme :
– « Des recherches récentes ont montré que le nombre de personnes qui se lèvent la nuit pour consulter leurs messages électroniques ou accéder à leurs données est en train de croître de façon exponentielle. Il existe une expression apparemment anodine mais très répandue pour désigner l’état d’une machine : le « mode veille ». Cette idée d’un appareil placé dans un état de disponibilité à basse intensité tend aussi à redéfinir le sens du sommeil comme un simple état d’opérationnalité et d’accessibilité différées ou réduites. La logique on/off est dépassée : rien n’est plus désormais fondamentalement off– il n’y a plus d’état de repos effectif. » (pg 23).
– « les exemples de l’impact des dispositifs et des appareils existants sur certaines formes de sociabilité à petite échelle (un repas, une conversation ou une salle de classe) ont beau être devenus des lieux communs, les dommages subis par effet cumulatif n’en restent pas moins importants. Nous vivons dans un monde où de très anciennes notions d’expérience partagée sont en train de s’atrophier et où, dans le même temps, on n’accède jamais aux gratifications ou aux récompenses promises par les options technologiques les plus récentes . En dépit des proclamations omniprésentes de compatibilité, et même d’harmonisation, entre le temps humain et les temporalités des systèmes en réseau, la réalité de cette relation vécue passe par des disjonctions, des fractures et un déséquilibre constant. » (pg 43).
– « Tout nouveau produit ou service est présenté comme essentiel à l’organisation bureaucratique de notre propre vie ; sans compter qu’un nombre toujours croissant de routines et de besoins se mettent à constituer cette vie que personne n’a vraiment choisie » lit-on (pg 57). Et plus loin : « Les cadres permettant de comprendre le monde ne cessent de perdre en complexité, d’être vidés de leur part d’imprévu ou d’inattendu. On ne compte plus les formes anciennes et polyvalentes d’échanges sociaux qui se sont vues converties en séquences routinières de questions-réponses. » (pg 70).
– « L’opportunité de transactions électroniques de toutes sortes devenant omniprésente, il n’existe plus aucun vestige de la vie privée d’autrefois, quand elle était hors d’atteinte de toute intrusion de la part des firmes. L’économie de l’attention dissout la séparation entre le personnel et le professionnel, entre le loisir et l’information -toutes ces distinctions étant court-circuitées par une fonctionnalité obligatoire de communication qui doit nécessairement, par nature et sans échappatoire, fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. » (pg 87).
– « En l’espace d’à peine quinze ans, on put assister à un phénomène de relocalisation massive de populations entières plongées dans des états prolongés d’immobilisation relative. Des centaines de millions d’individus se mirent tout d’un coup à passer plusieurs heures chaque jour et chaque nuit en position assise, de façon plus ou moins stationnaire, à proximité d’objets allumés, des sources de lumière. les myriades de façons qu’il y avait de passer son temps, de l’utiliser, de le gaspiller, de le supporter ou de l’émietter avant « l’âge de la télévision » furent remplacées par des modes uniformes de durée et par un rétrécissement de la réactivité sensorielle. » (pg 87).
– « la financiarisation sans répit de sphères autrefois autonomes de l’activité sociale se poursuit de façon incontrôlée. Le sommeil est la seule barrière qui reste, la seule « condition naturelle » qui subsiste et que capitalisme ne parvient pas à éliminer. » (pg 86).
D’où l’idée du gouvernement américain, par le biais de la recherche militaire, de financer des programmes sur la façon de gagner sur le temps que consacre l’homme à son sommeil. Public visé : tous ! En passant d’abord par les soldats – » Le but, en bref, est de créer un soldat qui ne dorme pas » (pg 11). Cible convoitée : le temps du rêve et de l’imagination, indispensables à l’invention de soi dans les replis les plus intimes de nos vies.
Alors il est heureux, avant toute congélation de la vie en chose ou vie mise sous cloche, que ce Jonathan Crary vienne en contrepoint aux célébrations proprement bêtifiantes (de type French tech, etc.) des outils numériques et des modes de vie fluides et souples qui les accompagnent.
Dans ce livre ni ennuyeux ni technique ni anxiogène, cet éclaireur particulier fait par ailleurs « l’éloge du sommeil et du rêve, subversifs dans leurs capacités d’arrachement à un présent englué dans des routines accélérées ». Et pour cause ! Le sommeil demeure, pour Crary, le plus grand affront, insolent bastion de résistance à la « voracité » du capitalisme : difficile, en effet, d’attribuer une valeur au sommeil, alors que « la plupart des nécessités apparemment irréductibles de la vie humaine – la faim, la soif, le désir sexuel et, récemment, le besoin d’amitié – ont été converties en formes marchandes ou financiarisées ».
Etonnant ! Car c’est de ces mêmes « capacités d’arrachement » dont il était déjà question dans le livre de Jacques Rancière « La nuit des prolétaires » ! Mais voilà. A ceci près qu’après avoir travaillé tout le jour, ces prolétaires-là pensaient, créaient la nuit, et partaient alors à l’ « A l’assaut du ciel ! » .
D.D
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