« À l’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre » N°698
Écrit par D.D sur 26 août 2015
Et voilà. J’y étais : chapeau ! Bravo, félicitations aux dix comédiens amateurs et à leur metteur en scène de l’atelier théâtre du Théâtre de poche d’Hédé pour leur interprétation de la pièce jouée en plein air, donc aussi sous la pluie le week end dernier, « À l’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre ». Pièce tirée de l’oeuvre théâtrale du romancier, scénariste, dramaturge, essayiste autrichien Peter Handke, un flâneur attentif. Un choix fort.
Une pièce surprenante, déroutante même, puisque muette. Sans décor autre que celui bien réel du lieu (l’arrière du théâtre en briques tristes duquel une lourde porte s’entrouvre par moments…), où se croisent à fleur de bitume à toute vitesse, s’évitent, ou se télescopent (en solo, duo, trio), sautillent, trébuchent, s’attirent et se repoussent, tout un défilé de personnages qui… s’ignorent ! Une parenthèse poétique faite d’irruptions (parfaitement synchronisées) de fragments d’existences.
Ici pas de scène, mais un espace. Donc un champ de vision pour le public bien sûr. Sur quoi ? Viennent par les quatre côtés des passages, une succession de passages, un empilement. La troupe (six femmes et quatre hommes) balaye le terrain, le traverse dans tous les sens, et de toutes les manières. Une performance in situ très physique à laquelle s’est invitée la pluie.
Qu’incarnent ces comédiens ? Rien de spectaculaire, sinon des êtres parfaitement vivants, faibles ou forts, loufoques ou terrifiants, ridicules ou séduisants. Et dans leur agitation vibrionnante, le principal : la vitalité.
Description: un équipage d’avion au complet avec ses bagages, un patineur à roulettes, une femme d’affaires moderne qui étudie son dossier en marchant, un téléphone portable à la main, une plongeuse en tenue caoutchoutée, un désœuvré égaré, un boxeur, une femme vengeresse, des randonneurs à la queue leu-leu, un facteur à bicyclette, etc. Bon, pas facile d’en dresser la liste, de ces dix comédiens, chacun d’eux joue dix à quinze personnages.
Quant à ce vide qui donne lieu de scène – le « personnage » principal- ça pourrait être une place, une rue, un parking d’hypermarché comme une aire de service, bref un lieu de distribution de circulations. Et d’aspirations dérisoires. Où pendant une heure (durée de la pièce), sans échange , y apparaît dare-dare le théâtre du monde. Qui ressemble assez à un désordre plutôt joyeux.
Donc pas de haute virtuosité verbale, ni énigme, mais à chaque fois une vision. Visions fugitives de ces croisements de gens. Étrangeté du théâtre : ça nous renvoie à ce qu’on a sous nos yeux en vrai, il suffit de se poster à un coin de rue et regarder. Même étonnement, même questionnement, même sensation : qui donc sommes-nous quand on ne sait rien de l’autre ?
Exemple : « le balayeur de la place arrive avec son balai, nettoie, chassant des papiers devant lui qui aussitôt se ré-envolent derrière lui, plus il balaye dans une direction, plus lui en sont renvoyés de la direction contraire, voletant et tombant à sa droite comme à sa gauche, même s’il revient sur ses pas et recommence ; sans relâche, d’un côté, de l’autre, progressant malgré tout et avec un tel acharnement, il sort du champ de vision.
Mais enfin passe une beauté qui, à son apparition, baisse les paupières, et, consciente d’être vue de tous les côtés, sachant en jouer –sans en rajouter- traverse toute la scène par le milieu, avec rien qu’un long regard traînant, à peine perceptible, du coin de l’œil ; ni les criaillements des chats, ni l’éructation d’un haut-parleur, ni le soudain coup de klaxon, ni maintenant l’éclat dans une rue d’un aboi –singé ?- pas plus que le papier qui maintenant se prend dans ses jambes, ou la brique qui dégringole bruyamment du ciel serein, ne la troublent ou ne la dérangent, pas même le jet d’eau venant d’une rue qu’elle essuie au passage, juste à l’instant de quitter la place, elle rouvre les paupières » ( À l’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre, p23)
Puis, tableau final, cette « beauté » viendra s’asseoir sur la bancelle parmi le public. Serait-ce pour montrer que chacun dans sa vie, va, vient, passe, et participe de façon plus ou moins burlesque à ce jeu du monde ?
Ce à quoi, j’imagine, elle aurait pu ajouter : « Ah ! Vous aurez peut-être la surprise, un prochain jour, de vous réveiller en une place, une rue, ou un parking, face à un spectateur un brin moqueur, peu différent de celui que vous étiez sur ces bancelles, qui essaiera en vous observant de comprendre ce qui tient tout cela ensemble . »
Il en est allé de même de la suite, chacun a repris son va et vient… et passe. A chacun son champ de vision où à bien y regarder se dessine aussi ce qu’écrit Zygmunt Bauman, sociologue et philosophe polonais : « Dans notre modernité liquide, le monde se découpe en tranches dépareillées, nos vies individuelles s’émiettent en une succession de moments incohérents. Tout autant que nous sommes, nous traversons successivement des « communautés d’idées et de principes », qu’elles soient authentiques ou illusoires, consistantes ou éphémères. « (L’identité, Editions de L’Herne, p22)
D.D
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