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« Les Merveilles », l’esprit néoréaliste. N°673

Écrit par sur 4 mars 2015

le_meraviglie_post« Que veut dire néo-réalisme ? Au cinéma, le mot a servi à définir les conceptions dont s’est inspirée la récente « école italienne ». Il a rassemblé ceux (hommes, artistes) qui croyaient que la poésie naît de la réalité. » (Visconti, in Rinascita, 1948) .

C’est donc bien ça ! Sans le crier dans la salle peu remplie (d’ailleurs, où sont les gens autre part que dans les lieux commerciaux ?), je me chuchotais samedi dernier lors de la projection au TNB à Rennes, que ça me rappelait quelque chose. Vue il y a très longtemps, disparue depuis, celle de la parole abondante, celle de la vie qui fleurit de partout, verve et poésie réunie autour de microévénements. Eh bien après vérification, voilà oui, Les Merveilles réhabilite l’esprit du cinéma néoréaliste italien. Et j’ai aimé ça.

Qu’est-ce alors que Les Merveilles ? Ce film tourné par une jeune réalisatrice italienne de 34 ans, Alice Rohrwacher, -diplômée de l’Université de Turin en littérature et philosophie, figure de proue depuis son grand prix du jury à Cannes d’un jeune cinéma italien non formaté-, raconte l’histoire, qui est un peu la sienne vu la somme de détails pour élever les abeilles, de l’aînée des quatre filles d’une famille d’ex-militants devenus apiculteurs, paumés dans l’Italie d’aujourd’hui.

Nature omni-présente, abeilles et culture du miel. Vieille bâtisse délabrée qui porte encore les traces des anciens habitants. Rapport privilégié de ces gens à la nature. Réalité sociale. Rôle de l’enfant dans le monde adulte, qui le rend d’autant plus apte à voir et à entendre.

Je situe : ça se passe dans une vieille ferme de la région de Ombrie en Italie. Dans laquelle tout gravite autour de la fabrication ingrate et difficile d’un miel d’excellente qualité. Ce travail obstiné entre douceur et rudesse, la réalisatrice le filme en plans serrés, caméra mobile, au plus proche des personnages et des abeilles qui tous et toutes jouent formidablement bien.

Petit à petit on comprend comment cette famille fonctionne. Le couple de parents parle allemand, ils sont donc d’origine allemands, mais tous parlent aussi italien, en fait trois langues, embarqués-là en une douce utopie communautaire post-soixante-huitarde visant une vie libre et saine. Mais se sont envolés depuis longtemps les principes d’autonomie tirés du mouvement alternatif de l’époque. En cette Ombrie perdue.

merveillesLe père Wolfgang (Sam Louwick) apparaît autoritaire et colérique. Il crie. Souvent. Dans ce monde sensible de femmes et d’abeilles, il crie. Et ça n’arrête pas. Mais sans méchanceté, il n’a rien d’un despote. S’il est rude c’est pour que le travail soit bien fait. D’où une gestion collective du temps, entre autres en raison du seau de miel sous l’extracteur qu’il faut vider impérativement avant tout débordement pécuniairement catastrophique. Là, on se partage les tâches à accomplir. Comme dans une ruche. C’est une ruche familiale en somme. Réunie autour d’une mère aimante peu bavarde (Alice Rohrwacher).

Voilà, c’est la vie d’une (presque) vraie famille, hors de la modernité. Mode de vie de subsistance, marginal, qui tente de faire face aux chasseurs qui viennent tirer des coups de feu en pleine nuit, au saccage des ruchers tués par les pesticides de l’agriculteur voisin, et à un arrêté d’expulsion car leur labo est non-conforme aux nouvelles normes sanitaires.

Mais l’aînée de ces quatre filles, Gelsomina (Alexandra Lungu, grande actrice), la jeune héroïne déterminée, rêve d’autre chose. Bien qu’elle aide son père de son mieux, en récoltant par exemple le miel des ruches sous l’orage, ou la récupération haut perchée des essaims fugueurs, elle a dans sa tête de jeune demoiselle un rêve. Ce qui l’a déclenché est d’avoir vu une très belle femme, Monica Belluci, une fée ! Enfin, une présentatrice d’un jeu télévisé. Qui se passe à la campagne dans des fermes sélectionnées pour leur côté folklorique. Et malgré le refus catégorique de son père, elle inscrit quand même la famille à ce jeu qui la met en compétition avec les paysans voisins, avec l’espoir de gagner de quoi payer les travaux de mise aux normes.

Dans le même temps, pour améliorer les revenus, cette famille ouverte et tolérante devient famille d’accueil dans le cadre d’un programme de réinsertion. Il y est placé Martin, un jeune délinquant de 14 ans très fermé sur lui-même. Mais l’expérience tourne mal. Il sera la victime collatérale de la participation familiale à ce jeu de télé-réalité « Le Pays des Merveilles ». Auquel bien malgré lui Wolfgang concourt. Amené à présenter sa petite entreprise artisanale d’apiculture. En direct face aux caméras et les téléspectateurs italiens, les mots ne lui viennent pas à la bouche. Il marmonne : c’est du miel naturel…Naturel… Les abeilles meurent…. C’est la fin du monde !

Le trouble de la vie saisit par la parole, la fonction de ses suspens et le trouble de l’être parlant (comme pourrait le dire Jacques Rancière) déchirent alors le déroulé attendu sur la promotion des produits régionaux, l’apparence du passé, l’assignation au territoire. L’animatrice grimée en déesse étrusque s’empresse de reprendre l’antenne et embraye sur autre chose.

La famille ne gagnera rien. Ni ne sera payée pour le travail d’insertion du jeune délinquant. Car Martin, mutique et hyper-sensible, a fugué. Suite à un baiser tenté sur sa bouche dans le clair-obscur des coulisses télévisuelles. Caché dans une grotte, l’on redoute pour lui les conséquences judiciaires.

Plutôt poétique pour la manière de passer du plus concret du quotidien au fantastique, le film ne délivre pas de message. Et nous laisse sans explication. Bien dans l’esprit du néo-réalisme qui visait ainsi un réel à déchiffrer, toujours ambigu. Au spectateur de faire avec.

Avec cet univers âpre où la terre façonne les hommes, en un lieu de paroles abondantes sans nostalgie folkloriste. Avec l’échange des voix, des corps, et de sens, dans cette vie toute de rigueur bien que faite de bric et de broc. Avec cette chronique filmée sur l’exigence que requiert ce métier très étroitement lié à la qualité de la nature, condamné de nos jours par la mort en grand nombre des abeilles. Avec ce qui laisse passer la voix de la vie et l’amour qui unit dans cette tribu les uns aux autres par dessus tout, par delà les illusions perdues. Avec cette dernière image de la smala rassemblée au centre de la cour, après avoir été expulsée de la vieille bâtisse désormais livrée au vent, car vidée de toute cette tendre et rude aventure humaine qui inspire le respect .

Voilà pour le film. Quant aux parents Rohrwacher, eux-mêmes ex-militants alternatifs, ils cultivent toujours leur miel quand ils ne s’occupent pas de la fille d’Alice.

D.D


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