Trombine. N°559
Écrit par D.D sur 19 décembre 2012
Pfff! Voilà que le photographe attitré du service com’ d’où je travaille insiste pour me prendre en photo et m’afficher sur intranet. Rubrique trombinoscope-annuaire (« à usage interne (…) sauf indication contraire à définir dans les services concernés » Merci d’être averti!). Figuration vaguement intelligente exigée. Pas d’exhibition des grimaces, pas d’yeux fermés qui « ne vont pas ». Pose réglée dans la visée de l’objectif. Eclairage frontal. Image mimétique. Je tente le moyen le moins conflictuel pour l’empêcher. Lui dis: non pasque-chuis-pas-beau. Il me répond « T’as tort! t’as un côté Higelin! »
Merci du renseignement. Assez étonné quand même de cette étrangeté stupéfiante (visage vif et malicieux du grand Jacques). Le rapprochement: « Tête en l’air« ? Qui aurait pu me faire bicher. En retour je l’informe qu’on ne m’avait jamais dit ce qu’il venait de m’annoncer. Par contre, je lui avoue qu’il a été évoqué à mon égard quelques ressemblances avec Maxime Le Forestier (visage sans barbe). A voir sa photo chez lui tout a l’air calme « Comme un arbre dans la ville« . Dit encore ce matin par une ex-collègue avec laquelle j’ai co-voituré dix années de suite, matin et soir. Pour l’autre ex-collègue qui l’accompagnait, avec ma casquette je lui faisais penser plutôt à Prévert (visage en couverture de son bouquin « Paroles »). Un brin ressemblant côté casquette, je pense. Pas clop au coin du bec! Genre poète populo surpris qu’on le prenne en photo. Et puis l’on m’a déjà pris pour Pierre Arditi. Par un convive qui insistait assez lourdement en fin de repas. Voyait nettement une certaine analogie. Des tendances communes que l’on pouvait déceler. Ici et là. Yeux, mentons, y a un truc. Alors que pour l’ami Roland, et un inconnu qui pour me le faire savoir traversa un jour la porte Saint-Vincent à Saint Malo, je ressemble indéniablement à Jack Nicholson. Du moins il y a longtemps. J’étais bel et bien celui de « Vol au-dessus d’un nid de coucou » (visage rigolard d’avoir fichu un tel boxon chez les fous). Pas de doute, comme l’estimait également une ancienne collègue de bureau qui habitait Dinard après avoir résidé à Paris. Pour elle la ressemblance en était troublante. Son trouble me troublait. Car de quel Nicholson s’agissait-il? De celui du nid de coucou, ou du Nicholson de Shining (visage émergeant d’une porte fracturée par ses coups de haches)? Ou de celui qui s’affiche dans les journaux people (visage bombé et bermuda à fleurs)? Pas dit. Gênant. Car dans le cas où il s’agirait de m’identifier au personnage de Joker qu’interprète Nicholson dans Batman, faut pas s’attendre à contempler la sagesse (visage grimé dans un état catatonique). Un personnage que le péril n’effraie point. Mauvais pour moi ou « bonne image » de moi-même? Ah! c’est toute une affaire de convention sociale, à savoir la pose. Mais dans un genre plus calme, bon pour moi, ma cousine comme mon père me voyaient en Michel Delpech (visage du chanteur adulé dans le Loir-et-Cher). Genre : individualité refermée sur soi. Prêt « pour un flirt« . Ressemblance comme deux gouttes d’eau. Mon père allant même jusqu’à découper une photo dans un magazine télé. N’ai jamais aimé cette ressemblance hypothétique sur papier glacé. Désagréable.
Bref, un vrai générique de film. Ou un festival de la chanson. Une vaste étendue d’expressions du front au menton. Un univers entier. D’images. Et de tout ce qui est inclut dans l’image (cicatrices, rougeurs, fatigues, état d’âme, etc). Après, pas facile de savoir qui je suis parmi ces visages qui ne sont pas les miens. Et dont aucun ne fait l’insondable unanimité. A craindre: petite angoisse existentielle causée parfois par des sentiments passagers de dépersonnalisation ? Non, une chance en fait, la « ressemblance ». Au moins autant psychologique que physique.
Du coup, pour projet « identitaire » je lui ai dit à ce collègue photographe de la com’ -soucieux de l’apparence imagière de son client à l’ordinaire consentant- comme boutade conclusive, que j’étais d’accord pour la photo à la seule condition que je ne montre pas mon visage. Puisque tout le monde y voit quelqu’un d’autre que moi-même. Ouvrant ainsi l’hypothèse à toutes autres parties du corps. Et pourquoi pas le profil? Les choses ainsi m’apparaissant claires. Moins pour lui, j’ai senti. Tant de telles photos du seul visage semblent banales et normales.
Banales les photos d’identité ? Comme ce serait bien « l’essence du modèle » ou « l’être » qui seraient recherchés, c’est le plus impitoyable des portraits. Suivant la définition de Bergson : quoi de plus mécanique que la machine à portraiturer, quoi de plus vivant que la chair du visage?
Voilà pour l’anecdote. Que de confidences. Plus sérieusement, se pose la question évidemment de notre droit à l’image dans l’ère numérique. N’a jamais été autant d’actualité, à l’heure où il est si simple de capter et de transmettre des images. Y compris au travail. Lire ici. Mais se pose surtout celle de cette mode qui consiste à mettre des visages à tout. Pas vraiment nécessaires pour nous berner plus par des sois-disant facilités et avantages. Internet et l’utilisation des photos numériques ont propagé cette pratique qui consiste à s’afficher et à afficher l’autre. Du coup dans le trombinoscope planétaire, immense fichier signalétique, la discrétion devient un exercice difficile.
Inversement, dans le même temps se propage la pratique des pseudos. Donc la dissimulation. Face visible contre face cachée. D’un côté, la transparence totale, le paraître, le bavardage, l’avatar imagier; et de l’autre côté, l’obscur le plus complet, l’inapparent, le secret, l’anonyme et le robot (« bots » et « big data »). Le licite et l’illicite. Tout et son contraire. Formule connue, vieille comme la lune. Pas de conflit entre les deux types d’usage, tout va de pair. Obéissant au même rythme, pris dans un seul jeu. Lequel est décrit parfaitement dans cet article de Libé.
D.D