« Bretagne » ! N°494
Écrit par D.D sur 7 septembre 2011
Quelques sauts à la fin août sur les rochers de Plougrescan, dans une espèce d’apesanteur d’au-delà de l’espace et du temps, m’ont permis de me rappeler qu’il vient d’être créé en janvier dernier la marque « Bretagne ».
«Et quand les valeurs entrent en jeu…» C’était le thème d’une table ronde récente tenue à Rennes en début juillet dans le cadre du colloque des «Hautes études du Développement Durable ». Parmi les personnalités présentes, Anne Miriel chargée de la marque « Bretagne » auprès du Conseil régional de Bretagne.
Entendue pour présenter la marque « Bretagne ». La Bretagne étant la première région en France à disposer de sa propre marque. La Bretagne est devenue donc une marque. A ciel ouvert. Et désormais tous les « acteurs « de la vie de la région sont invités à arborer fièrement le logo de la marque Bretagne. Comme le souligne la directrice de l’attractivité du territoire à l’Agence économique de Bretagne: «En partageant ces mêmes signes, un ‘fil rouge’ va se créer entre tous les acteurs bretons et va renforcer et rendre plus cohérente l’image de la Bretagne ». Quant au graphisme il reprend le logo noir et blanc qui fait référence au drapeau breton, et compte ainsi «moderniser l’image de la Bretagne ».
Dès qu’il a été dévoilé le Télégramme a posé cette question à ses lecteurs en ligne: que pensez-vous du logo ? L’un des commentaires est celui-ci : « Le nouveau logo est inspiré du gwenn-ha-du le drapeau noir et blanc de Maurice Marchal. Cette « Marque Bretagne » met en avant des bandes noires et blanches et rappelle ainsi explicitement le sinistre drapeau . « Au coin gauche du drapeau, dit Marchal, un quartier d’hermines innombrables -signifiant l’attachement de la Bretagne au duc- neuf bandes égales alternativement noires et blanches – représentent : les blanches, les évêchés bretonnants, les noires les évêchés gallos. » Anti-français, anti-républicain, anti-laïque, anti-démocrate, à l’image du drapeau qu’il avait créé, Marchal faisait partie des groupes nationalistes extrémistes d’avant guerre rassemblant les futurs guestapistes breizh-atao qui se sont illustrés par leurs exactions contre la Résistance. Marchal s’est félicité publiquement de la défaite française en 1939 puis s’est rapidement retrouvé sur les positions nazies et antisémites pendant la guerre. Il a été condamné à la Libération pour appartenance ou groupe fasciste collabo RNP de Marcel Déat. »
Ma doué ! Merci pour l’info, ça éclaire notre lanterne sur la provenance. Le sachant. Mais bon, compris, de nos jours il s’agirait seulement de marketing territorial, d’ailleurs encore appelé marketing de la provenance. Paraît que le marketing territorial est un concept en plein développement . L’objectif? Vendre la Bretagne. Quelle ambition! Comme produit de marque, on ne sait jamais. Après avoir cerné les valeurs qu’elle porte. Pour ce faire la Région a mis un budget conséquent, et deux années de travail auront été nécessaires pour le faire aboutir (400 experts consultés et 4.700 personnes touchées). Au final ça donne un code de la marque Bretagne. « Ce code a été conçu comme une boîte à outils avec des valeurs, un socle graphique, un positionnement et des signes d’expression de la marque. »
« …des valeurs «. Voilà, il est souvent fait référence aux « valeurs » pour tenir le propos. Ainsi apprend-on qu’il faut partager un certain nombre de « valeurs ». Lire la description de celles-ci.
Occasion toute trouvée pour le philosophe Michel Puech présent à ce colloque pour réagir, d’intervenir sur l’usage du mot «Valeur ». « Valeur c’est aussi un gros mot. Et valeur de marque, ça renvoie au business. Par « valeurs » il faut entendre autre chose : les valeurs auxquelles on doit redonner du poids, les mêmes valeurs qu’on donne aux choses quand on fait les courses par exemple. Attention donc à l’abus du sens de « valeur » ! » La vraie valeur des choses est à apprécier soi-même concrètement. Dans le concret des choses quand on palpe, touche, soupèse, tord, étire, sent, goûte, etc.
Questions vives (les miennes ici, pas un mot dans la salle): « Bretagne » devenue une marque commerciale représente-elle encore quelque chose d’autre qu’une marchandise ? laquelle ? Faut-il y voir l’effet dissolveur d’histoire et efficace propagateur d’une pratique consumériste ? Et en brandissant un logo inspiré du drapeau breizh-atao n’apparaît-il pas une espèce de surenchère teintée de chauvinisme ? Eh oui, pas moins !
Et puis, compris dans la chaîne de valeur je suppose, les bretons eux-mêmes évidemment. Voyons alors côté brevetabilité du vivant. Certains disent après étude que le tempérament d’un breton a « des aspects aussi profondément existentiels que l’intensité du sentiment religieux, l’attachement au culte des morts, la propension à l’idéalisme, la quête de l’absolu, l’attirance pour le rêve, le fantastique, le merveilleux ». Un tempérament qui privilégie « l’image de la mère le plus souvent au détriment de celle du père », et qui est exposé aux dépressions et suicides, mais aussi « à l’alcoolisme si répandu en Bretagne ». Il nous a fallu du temps pour en arriver là. Pour arriver là. Paraît que ça peut changer car selon les projections de l’Insee, la Bretagne devrait voir d’ici 2040 sa démographie passée de 3,1 millions à 3,9 millions d’habitants. Enfin on verra. Du coup, de quel droit l’assimilerait-on, le breton, à une marque ? Partie prenante, serait-il devenu lui-même une marchandise de cette marque-ci ?
Mais laissons ces questions en suspend, revenons à la marque. Jean-Paul Dollé, autre philosophe, écrivait ceci déjà dans les années 80, à propos des régions, villes etc: « Ces mots représentent plus aujourd’hui des images, une « marque » (le bateau « Charentes-maritimes », « Toulouze, ville spatiale », « Nîmes, la ville qui gagne ») qu’un sentiment d’appartenance à une communauté volontaire. » ( Fureurs de ville-Editions Grasset).
Une chose m’inquiète. Sombres pressentiments. Dollé poursuivait : « Classe, groupe, associations, aucune de ces configurations n’ouvre plus désormais au grand large de l’éternelle conspiration des Egaux, l’histoire toujours possible, toujours recommencée, de ceux qui veulent accéder au rang de libres sujets. »
Nos jours sont comptés. Au belvédère de l’Europe ne restera-t-il hors logique de résignation, que le bourdonnement géant de la mer, quand bien même ça dégénère définitivement en spectacle publicitaire? Gare aux brumes!
Dans le « portrait » qui en résulte (réalisé par une équipe de Montpellier !) de 800 pages, visible sur le site internet (réalisé par une boîte parisienne !), s’énoncent les significations sociales: lois, valeurs, symboles, rites, mœurs, mythes. Mais immédiatement dès le premier coup d’œil ça sent le conte mythologique moderne où l’homme et la société apparaissent prédéterminés par un contenu normatif. Breton voilà qui tu es, voilà ta Bretagne! Oyez, Oyez braves gens d’ailleurs! voyez ce qu’est un breton, voilà sa Bretagne! Natif d’ici je dis franchement que je n’ai jamais vu autant de signes, drapeaux, triskels, ou tags bretons réunis que dans ce bouquin là. Et je connais toutes sortes de bretons. Chez eux j’y décèle des flottements, des oscillations, des entre-deux perpétuels, fût-ce par modestie. Jamais ils ne m’ont parlé d’une Bretagne aussi caricaturale que celle ainsi décrite. Bref.
Pourquoi coller ça sous une marque ? En plus, la marque n’apporte rien dont on puisse profiter : ni confort, ni beauté, ni aucune chose du même ordre. On dira qu’elle apporte de la fierté, du plaisir narcissique, du bonheur d’appartenir à une catégorie déterminée. Mais ce serait confondre la marque et le port de la marque. Dans ce cas ça cesse d’être une marque pour devenir un signe. Le signe est utile pour ne pas être rejeté par ses copains de classe. A l’exemple de la griffe Nike sur les baskets. Mais imaginer le port distinctif de la marque « Bretagne » scotché quelque part m’apparaît fort étrange.
Mais d’abord, dans ce livre-images, ça démarre par une citation d’un Bertrand Gendreau. Une citation d’introduction, ils appellent ça…C’est un prof de Caen qui a travaillé sur les landes de Lessay (Manche) !….Et la phrase qui est citée est extraite de son travail sur ce lieu de Normandie ! Il dit: « Le paysage est aujourd’hui un enjeu d’aménagement du territoire. Lévy et Lussault précisent que les acteurs sociaux ne portent plus sur le paysage un regard intéressé par la seule dimension fonctionnelle. Ils considèrent qu’il est chargé de valeurs positives ou négatives, attractives ou répulsives, qu’il y a une relation entre leur état matériel et cet ordre de valeurs. Il y a une dimension symbolique du paysage. Le paysage accompagne dès lors aujourd’hui les perspectives d’aménagement. » Tout un programme…
« Dans cette perspective, si « un » paysage relève bien d’une réalité sociale-historique (Castoriadis), finie, singulière, produite par et dans un certain contexte, relevant du monde (en général) et de la multiplicité de matières premières relevant elles-mêmes d’une multiplicité de medium, c’est-à-dire de technai, « le » paysage n’est « rien », il n’est qu’une image, une image éternelle, nécessaire, méta-physique, méta-historique, un fantasme. » (Philippe Nys-texte Jusqu’au bout du monde Ou Du paysage aux confins de l’image)
Encore un mot. Plougrescan. Le paysage. Ce n’est pas compliqué. On ne pouvait guère s’y prendre autrement, entre deux coups de vent, quand on y vivait et travaillait en mer. Les petites maisons de pêcheurs sont bien nichées à l’abri des embruns derrière les rochers. Pas toutes baies ouvertes pour contempler, comme tout ce beau monde, le paysage des hauteurs de la côte. En bas de celle-ci, aujourd’hui les choux marins pour la soupe qui poussent entre les galets sont classés comme espèce protégée. Car piétinés par les marcheurs marqués Décathlon du week end.
D.D
françoise Sur 7 septembre 2011 à 20 h 50 min
Marque-bretagne?
Un livre numérique de 880 pages, qu’on feuillette comme un livre de cuisine. Pas n’importe quel livre, il aura coûté 250 000€. Pas n’importe quelle cuisine, celle d’Olivier Roellinger « nouvelle icône » très présente dans ces pages (citée, il est vrai juste après Asterix, François Pinault, Bolloré mais avant Chateaubriand )
« Cuisine contemporaine » donc, c’est un des livres du cuistot, avec, non plus comme autrefois en sommaire entrées, plats, desserts mais
-Les saveurs
– Les parfums
– Les textures
Ici, pour présenter la marque-bretagne (je crois qu’on peut enlever sa majuscule à Bretagne), le sommaire est dans le vent :
-Couleurs,
-Matières et goûts
-Odeurs et sons
-Climats et lumières
Et pour en finir avec le cuisinier Cancalais, cette citation à l’honneur:« l’avantage en Bretagne, c’est qu’on n’a aucun passé culinaire », alors qu’on lit par la suite « une véritable culture de la crêpe et de la galette, emblème identitaire ». Faudrait choisir !
Puis, « Dans la restauration, une absence de carcans qui permet aujourd’hui à la Bretagne de se réinventer une tradition, une cuisine moderne et innovante qui entrelace terre et mer, de plus en plus légère et sophistiquée »
La marque-bretagne va donc nous permettre de nous émanciper de la galette-saucisse et réinventer notre tradition et aussi , tant qu’à faire, de se fabriquer du patrimoine : « Une particularité bretonne, ne pas rester bloqué sur le passé et se fabriquer du patrimoine »
Ainsi, l’air, l’eau, le « Lapin paille d‘0rée et le veau bretanin », le « graphisme des coquilles et des carapaces » , les caractères (de cochon) et les comportements ainsi que les yeux bleus (de préférence) des habitants se trouvent empaquetés sous l’étiquette de la marque -bretagne…Je n’ai pas vu si les cordes des pendus faisaient partie du package mais remarquons que le taux de suicide des « heureux habitants » est quand même deux fois supérieur à la moyenne nationale…
Mais d’où vient cette (riche) idée ?
« La démarche a débuté en décembre 2008 à l’initiative du Conseil régional, de Bretagne Développement Innovation et du Comité régional du tourisme en raison d’enjeux communs liés aux problématiques d’attractivité du territoire. L’objectif ? Définir une stratégie de marketing territorial globale qui intègre toutes les dimensions, économiques, touristiques, culturelles ou institutionnelles. »
Il ne faut pas rigoler, c’est un travail sérieux…On offre d’ailleurs à tous ceux qui veulent bénéficier de cette marque, un VOCABULAIRE DE LA Marque, c’est-à-dire tout « Un champ lexical pour exprimer la force positive et les liens à l’œuvre à utiliser dans les argumentaires, les accroches publicitaires, les pages web, les dossiers de presse ». Avec des mots clés , une gamme de couleurs et des polices de caractère obligatoires, et… des principes !
« -Utiliser les symboles de façon vivante et en situation, comme une «matière de Bretagne» contemporaine, pour «raconter» la Bretagne.
-Pour donner plus d’impact à chacun des symboles, les utiliser autant que possible de manière séparée.
-Pour souligner la modernité des symboles, les associer à des typographies contemporaines. »
Voilà, gloup, comme des cons, on mordra à l’hameçon et on donnera nos picaillons.
Et Paol Keineg nous fera acheter des godasses ou un pull à rayures :
« Par un matin clair, la joie de n’être jamais content de soi.
Gueuler contre le monde n’est pas donné qu’aux goélands.
Les coqs de fumier ont des chants triomphaux qui tracassent
(Journal d’un voyage à pied le long de la rive sud de la rade de Brest en hiver ) »
Et Jacques Josse une bombe insecticide ou un sac de graines :
« l’herbe
lie la herse
du pendu à l’arbre
qui n’oublie ni les râles
ni les mouches à l’heure
de la sieste il dort dehors
un suaire de mousse sur le torse
& des envies de cendres sous l’écorce.
(Des voyageurs égarés) »
Plus sérieusement :
Et si ces techniciens du « faire croire » étaient en train de nous fabriquer, de nous inventer un lieu, un haut lieu, la Bretagne, comme zone expérimentale, comme réalisation exemplaire qui « nous signifierait qu’ici quelque chose d’essentiel demeure ou que quelque chose de grand a commencé » (André Micoud) et ceci en manipulant symboliquement cet espace ?
Cette marque-bretagne met en place une méthodologie nouvelle qui consiste pour faire adhérer (acheter) ses produits, sa marque, à faire fond sur l’existence d’une forme visible par les sens .
Il s’agit de nouveaux instruments pour penser à nouveaux frais les formes d’instrumentation de la croyance (ou de l’adhésion) . D’où la production de ce document numérique avec ses belles images, ses emblèmes qui rendent ce lieu symbolique et disponible à sa marchandisation.