Moment de fête. N°661
Écrit par D.D sur 10 décembre 2014
Moment de fête à l’écoute jeudi dernier de l’historien François Dosse que nous avions convié pour une rencontre, qui s’est révélée vivifiante, à l’occasion de la sortie de son livre Castoriadis, une vie.
Moment qui apportait à la rue Saint-Louis, une touche philosophique dans un centre-ville de Rennes en effusion de sons (rap, rock, hip-hop, etc.). Puisqu’il y vibrait le festival « Bars en Trans », prélude aux Trans Musicales, l’un et l’autre continuellement branchés sur l’émergence musicale.
La place Saint-Anne, à deux pas de la librairie, était somptueuse et bigarrée. Avec une foule jeune et joyeuse occupée à se réchauffer l’âme et les mains, et ses fumées et odeurs de saucisses grillées, et autres décorations de Noël, en ce quartier en pleine mutation comme l’atteste la restructuration du couvent des Jacobins voisin (2000 ans d’histoire).
Mitoyen à la librairie qui nous accueillait, il avait été érigé sur le trottoir un débit de boisson improvisé d’où des éclats de rire résonnaient. Qui, de temps à autres, déboulaient à travers les vitres et entre les rayons de livres comme une énergie sonore uniformément distribuée, cependant sans résonance ni coloration particulière en mesure d’altérer le propos fort signifiant de François Dosse qui connaît son métier.
Voici une soirée qui, pour Radio Univers, est à marquer d’une pierre blanche. Comme « carton d’invitation » pour les prochaines rencontres. Permettez-moi alors de céder à cette tentation de prolonger ce moment partagé qui fut doux et amical. Je veux ainsi mettre en lumière le fait que ce n’est pas d’hier que nous suggérons dans ces colonnes-ci, comme depuis si longtemps dans le désert, la lecture de la pensée castoridienne à l’implacable puissance explicative et exploratrice.
Lieux-dits.eu aussi s’en est fait l’écho par une longue et belle page consacrée à ce très grand penseur dont la lecture stimule aussi bien l’imagination que la mémoire. Sans parler de l’usage que l’on a su faire de sa pensée dans toute cette série de riches entretiens radio concoctés par Matthieu. Qui sont archivés sur ce site (en rubrique podcast). Les explorer tant soit peu renforce des positions ou éclaire des zones d’ombre. D’où leur importance… durable. Pour le bonheur de nos oreilles.
La création imaginaire de la société, selon l’expression de Castoriadis, se pose comme toujours de façon inédite. C’est bien pourquoi au cours de cette présentation, une question m’est venue à l’esprit portant sur l’imaginaire à l’heure de la numérisation du monde.
Rappelons que la numérisation du monde est en marche. Avec l’imaginaire social qui l’accompagne … Ou plutôt en course folle. Chaque année, 230 millions de personnes supplémentaires rejoignent le réseau Internet. Selon les chiffres compilés, près de 35 % de la population mondiale est aujourd’hui connectée à Internet. En 2025, ce sera 80 %.
Qu’aurait pu en penser Castoriadis qui fut l’un des rares, voire l’un des seuls, voire le seul, à mettre en avant le rôle fondamental de l’imaginaire social pour sa capacité instituante –c’est-à-dire au regard des représentations que l’on se donne collectivement ? Qu’aurait-il pu en penser lui qui avait senti la démesure du capitalisme et le refoulement de la quête d’autonomie opéré au profit de la privatisation des individus «dans une société des lobbies et des hobbies» ? Qu’aurait-il pu en penser lui qui dénonça «le pouvoir de la techno-science contemporaine, impouvoir caractérisé par son irresponsabilité» ? Qu’aurait-il pu en penser lui qui mettait en évidence la part créatrice et imaginative des groupes humains ?
Castoriadis est décédé trop tôt pour qu’on le sache. Du moins avant qu’apparaisse le développement des technologies numériques tel qu’on le connaît de nos jours. Ainsi que les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance globale qui l’accompagne.
Parmi tant d’autres procédés barbares qui, sous couvert de progrès, peuvent nous conduire aux pires extrémités, l’impact de la techno-science numérique sur l’imaginaire des hommes quand ceux-ci auront passé la majeure partie de leur vie à renseigner les « terminaux intelligents » n’amène-t-il pas sagement à cette question: Socialisme ou Barbarie ?
Selon François Dosse, «pour rouvrir les possibles de notre imaginaire social, l’œuvre de Castoriadis est une ressource précieuse». Et d’une grande actualité puisque continuellement branchée sur l’émergence démocratique «comme le régime de l’autolimitation, autrement dit, le règne de l’autonomie, ou de l’auto-institution».
Moment de fête oui. Car parfois le hasard de la programmation fait bien les choses. Comme le rappelait François Dosse, l’oeuvre de Castoriadis est marquée par la transversalité. A la fois économiste, psychanalyste, philosophe, historien, sociologue, bref inclassable en rayon. Or la transversalité c’est bien ce qui était fêté à Rennes.
D.D