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« L’inouï urbain ». N°524

Écrit par sur 4 avril 2012

Parlons des difficultés que rencontre l’EPRA (Echanges et Productions Radiophoniques), l’agence de presse sonore qui achète certains de nos reportages ou entretiens. Qui sont par la suite diffusés par d’autres stations ailleurs en France. Par incidence cette situation nous touche évidemment. Et nous préoccupe. Je vous invite ainsi à lire cet article de Libé (qui parle de nous).

Cela a trait à la Politique dite « de la ville ». En donnant la parole aux gens des quartiers populaires, populations surexploitées. Telle est la fonction de ces espaces : le parcage. Par exemple ceci. Ou en y abordant des thèmes soit injustement mis sous le boisseau, par exemple cela ; soit anormalement mis en avant durant cette campagne des présidentielles, par exemple, ceci et cela.

Les émissions thématiques produites par l’EPRA (Politique de la ville, lutte contre les discriminations, immigration, etc.) sont aujourd’hui relayées et valorisées sur les ondes des 170 radios adhérentes. Depuis 20 ans, ce sont des milliers de programmes. Par la volonté politique de ses tutelles (Ministère de la ville, Acsé, etc.), l’EPRA n’est plus en mesure d’assumer pleinement sa mission de service public. Quel peut bien être le sens de cette charge ? Mais la mobilisation est en cours.

Occasion toute trouvée pour ressortir un texte de Jean-Paul Dollé. qui n’a pas pris une ride. Il fut publié dans l’éphémère hebdomadaire « La Légende du siècle » en date du 29 avril 1992. Il y a justement 20 ans !

« La ville. Huit personnes sur dix habitent l’archipel urbain. D’où la nécessité d’un nouveau contrat social. 

L’inouï urbain, chacun le connaît. Aujourd’hui, en France, huit personnes sur dix habitent l’immense archipel des territoires urbains. D’ici à la fin du siècle, plus de la moitié de la population mondiale vivra dans des espaces urbanisés. L’ampleur de ces chiffres montre bien qu’il ne s’agit pas d’une évolution ou d’une croissance somme toute normale, mais d’une mutation dans l’histoire de l’humanité, mutation dont tous ressentent les effets, mais dont personne ne saisit encore précisément en quoi elle consiste et surtout vers quoi elle conduit. Car, s’il est un fait que de moins en moins d’hommes travaillent, habitent et vivent dans ce qu’il était convenu la campagne, le lieu qu’ils occupent et où ils se sont relégués n’a plus grand chose à voir avec ce qui dans notre tradition se dénommait la Ville.

Métropole, mégapole, banlieue, communauté urbaine, agglomération, connurbation, la diversité et l’imprécision des termes disent assez la difficulté à simplement désigner les nouveaux espaces de vie-survie. Certes, tout au long des siècles, la nouveauté, par définition, a toujours paru inconcevable, car ce qui n’est pas encore connu, semble inconnaissable, ce qui ne s’est pas présenté semble non-représentable. Mais ce qui survient aujourd’hui dépasse ce simple étonnement devant l’événement.

L’échelle des phénomènes, tant démocratiques qu’économiques et sociaux, engendre un bouleversement radical des conditions d’existence et une restructuration -maîtrisée quelquefois, mais le plus souvent anarchique- de l’espace habité. A court terme, la distinction ville/campagne n’existe plus -ou de manière totalement renouvelée avec l’aspiration neuve à la protection de l’environnement et la constitution de « réserves naturelles » – et le monde pénètre dans son devenir-ville, ce qui du même coup permet l’extension des villes-monde.

Cette époque de l’inouï urbain ne met pas seulement à l’épreuve les manières de faire et de penser la ville mais plus profondément encore les manières de faire et de penser. Car ce qui signalait la distinction ville campagne depuis la cité grecque, l’urbs romaine, et les villes franches du Moyen Age et de la Renaissance, c’était une certaine manière de penser l’homme, de le définir par rapport à son autre (prochain, lointain et étranger) et de situer sa place vis à vis du monde et des dieux. Qu’Aristote définisse l’homme comme »animal politique » disait assez de quel privilège bénéficiait la cité: un surplus d’humanité. Ou plus exactement appartenir à la communauté des citoyens libres de la Cité assurait pleinement le statut d’homme. La frontière entre la Cité et son dehors délimitait la ligne qui séparait l’humain pleinement accompli du métèque et plus encore du barbare. La Cité constituait la seule manière dont les hommes pouvaient…habiter en hommes libres. On sait combien cette figuration du lieu de la liberté orienta le destin de l’Europe, au point que l’accession à la Jérusalem terrestre devint la finalité de son histoire. Cette solidarité native entre lieu citadin et lien civique reste ce qu’il y a de plus urgent à penser, car ce qui se dissout avec la forme traditionnelle de la ville (dans sa différence d’avec la campagne), c’est la figure d’un habiter-ensemble qui inaugura la pensée et la vie de la démocratie.

Le non-lieu.

Pour fonder une civilisation urbaine, à l’époque de l’inouï urbain, c’est une nouvelle articulation de l’habiter, du penser et du figurer qu’il faut mettre en chantier. Car si la pensée ne peut s’accomplir sans un lieu d’où elle s’inaugure, l’absence de lieu, le non-lieu, brise tous les liens, délie, désunit et façonne non l’inouï, mais l’impensable, l’innommable, la barbarie.

Obliger les êtres humains à vivre l’inhabitable, c’est les condamner à l’invivable, les exclure de fait de leur droit à l’intégrité et à la jouissance de leur propre corps. Ce que le désastre urbain des cinquante dernières années nous a enseigné, je devrais dire assené, c’est que la violence faite au corps, quand il n’a pas la place pour trouver sa place, est d’essence totalitaire. Les démocraties ont trouvé là leur grand défi et continuent à se trouver confrontées à leur défi mortel. La Res publica, la République, pour parler comme Rousseau, peut-elle être agoraphobe? Peut-on considérer la démocratie comme forme optima du lien social si elle néglige les formes spatiales et urbaines où les citoyens sont appelés à habiter? Il n’est pas d’interrogation plus importante pour le devenir de la démocratie. Les citoyens qui habitent sont comme saint-Thomas: ils veulent voir et toucher. Le contrat social ne peut fonctionner si le droit au droit ne trouve pas l’espace où se déployer.

Or, curieusement, le silence des intellectuels, à part quelques notables exceptions, Henri Lefèbvre, les situationnistes et, évidemment, les surréalistes, a été retentissant sur cette question. Comme si, entre la dénonciation de l’exploitation du travail, les luttes contre les conditions de logement (ou plus exactement du non-logement) d’une part, et les travaux sur la perception et la représentation (particulièrement en peinture) d’autre part, la question du lieu avait été réduite à la question sociale ou à une phénoménologie du sujet percevant. Mais jamais le lieu comme tel, le topos, est pris comme sujet, ou plus exactement, agent, cause d’un monde. Je vois, je sens le monde, mais jamais le lieu monde m’informe et surtout produit la forme du socius. La forme du lieu, et non pas l’espace comme forme a priori de la sensibilité. Que le topos puisse engendrer du logos semblait avoir été oublié. Seul Merleau-Ponty, avec son concept de « chair du monde », s’éloigne de la conception dominante qui fait du monde l’objet, le vis-à-vis, le corrélat de l’oeil et même des sens.

Evidemment, cette mutation inouïe met à l’épreuve nos manières de faire la ville et de penser le citoyen.
Jean-Paul Dollé »

Vingt ans nous sépare de cet article. Dollé n’est plus là à en approfondir l’idée de la « chair du monde ». Pour les deux auteurs, Merleau-Ponty et Dollé, être c’est être-au-monde. Pour Merleau-Ponty, les liens se tissent dans la « chair du monde », qu’il s’agisse de mes rapports avec les choses ou de mes liens avec les autres. Tous nos liens jusque dans la vision et la parole, le désir et le toucher, ne sont qu’un rapport charnel avec la chair du monde. Celle-ci est à l’horizon de tout lien vital de l’être corporel avec les choses, avec autrui ou avec l’être. Il y a une sorte de circularité entre ma chair et la chair du monde, nous pouvons dire un « entrelacement », une sorte d’ « enveloppement » entre les deux.

Voilà bien à quoi peuvent contribuer l’EPRA, structure unique au monde, ainsi que chacune des radios citoyennes de proximité y participant.

Quant à « l’inouï urbain », depuis vingt ans, quel étalement ! Autre parcage, celui des populations hyper-serviles de notre temps soumises à la domination du marché, le devenir-monde de la marchandise. Ces messieurs s’enrichissent. Ils s’en tirent bien ces voyoux. Sans se donner trop de peine. A grandes dents. Qui pourrait entraver cette marche victorieuse du marché, et par voie de conséquence retarder l’effacement d’un souci du monde, ainsi que le pronostiquait Hannah Arendt dans les années 60 ? La France aurait-elle encore quelque chose de gracieux? A voir. L’air breton n’y arrange rien. La mer s’en fout, elle a sûrement tort. (Relire cette Chronique). Pourtant va falloir qu’ils en rabattent.

Le souci du monde. Finalement n’est-ce pas là le même procès? Celui que les autorités font aujourd’hui à l’Epra et aux radios associatives n’est-il pas le même que celui qui fut fait à la ville elle-même? A savoir: « Ce qui est fondamentalement reproché aujourd’hui à la forme ville, obsolète aux yeux des marchés, c’est qu’elle ne serve pas ; qu’elle soit gratuite et qu’elle propose, qu’elle offre — mots tout simplement obscènes pour un économiste sérieux — rien moins que le désir de vivre, d’y vivre. » « L’« ère du vide », promue horizon indépassable de l’individualisme démocratique libéral, suppose et impose une déterritorialisation de la ville citoyenne » (J.P Dollé).

D.D


Les opinions du lecteur
  1. françoise   Sur   5 avril 2012 à 19 h 14 min

    « manières de faire la ville et de penser le citoyen »…

    C’est en lisière de Rennes…tout un réseau de petites routes qui desservaient des jardins familiaux, des petites fermes, des petites maisons ouvrières, petits pavillons…petits, tellement petits…
    Toutes ces routes sont devenues des voies sans issue : elles en arborent le panneau et se cassent les dents sur les glissières d’une nouvelle « pénétrante »…Sectionnées, tranchées…Alors on fait demi-tour dans un dépotoir de vieux chantier abandonné, et on va voir plus loin : mêmes « délaissés », des laissés pour compte , isolés maintenant parmi des décharges, une casse de vieilles voitures, des serres déchiquetées…Cette « manière de faire la ville » a obligé ces gens qui devaient travailler dur, « à vivre l’inhabitable », ils sont « condamnés à l’invivable »…bien sûr ils vont bien finir par mourir un jour et laisser le champ libre…alors la ville-lèpre rongera un peu plus ce « petit peuple » tranquille, l’agressera violemment sans le moindre respect.
    Tiens, à propos, ce fait divers : A Nice, dans un petit immeuble du centre-ville , un homme momifié vient d’être découvert : il était mort depuis mai 2008. « On s’est aperçu de rien ont déclaré les voisins »

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