« L’information avec un grand I. » N°592
Écrit par D.D sur 14 août 2013
Je suis un usager régulier, un abonné, du TER , le Train Express Régional. Celui-là qui avait explosé après avoir percuté un poids-lourd sur le passage à niveau de Saint-Médard (Ille-et-Vilaine). J’en étais de ce train. Et même du premier wagon. Alors quand sur l’écran plat de la télé collée au mur du bar-tabac-pmu- de Lampaul à Ouessant, endroit fort sympa au demeurant, j’entendis en prenant mon café, l’annonce de l’horreur d’un déraillement en Suisse après celui de Saint-Jacques-de-Compostelle, et de Brétigny-sur-Orge, quelques images rangées sur une étagère du cerveau me sont réapparues soudainement. S’ajoute: une petite voix venue me dire : « ça m ‘est arrivé aussi, à moi ».
Encore sous le choc, sorti indemne, éjecté avec quelques coupures superficielles au crâne dues aux éclats de vitre, j’ai raconté ce fait divers dans la 500ème Chronique – lire ici– qui aurait donc pu ne pas être écrite. Mais qui le fut sans y décrire l’horreur vue de l’intérieur. Parce que ce sont des choses qu’on tait pudiquement. Que dire?
Alors ce fut pour moi, une fois l’abîme vécu et son fracas raconté à mon entourage, un témoignage un brin décalé, foncièrement décentré mais vrai. En fait, à ma façon, j’ai donné une représentation à ce chaos. M’attachant, en ce qui me concerne, à ce qui peut être considéré comme de l’anecdotique. Un bouquin, mon fidèle compagnon des trajets qui m’échappe des mains sous le choc. Aussitôt relevé je crois le retrouver parmi les bris de verre, le saisit, l’embarque mais se révèle après coup être un autre. Hébété dans pareils instants c’est aux petites choses qu’on pense d’abord. Dans le wagon implosé/explosé. Le premier réflexe ramène peut être toujours à l’ordinaire.
Puis vient rapidement la découverte de la dévastation, du désarroi qui nous entoure. Effroi. Détresse sourde et muette. Dans un silence assourdissant. La découverte des corps déchirés. Ou inertes. Corps répandus en tout sens. Emmêlés. Fracturés. Au sol, l’incroyable fouillis de bagages déformés, de fauteuils brisés. Sans secours immédiat. Faut-il y toucher ? Attendre. Dans le silence et le chant des oiseaux. Démuni. Mais comment peut-on attendre quand sous ses yeux la vie de l’autre se dérobe ? Se retire. Parfois décisivement. D’où accompagner les victimes, ne pas les laisser seules. Leur parler. Pour ne pas que les corps lâchent prise. Scruter les mouvements de la vie la plus vitale. Tremblante ou tremblée. Etre attentif aux signes dont on ne peut pas passer outre. Pourtant dans le même temps presque tout autre voyageur valide a déserté le lieu. A l’odeur d’acier limé. Ou de métal chauffé à blanc. Au bruit du verre brisé sous les pieds.
Puis le dénouement quand les premières personnes du Samu rentrent dans le wagon. Prise en charge. Plus tard, parfois bien plus tard, vient le temps de l’angoisse et ses fantômes qui peuvent nous infliger d’incurables blessures. Les mots pour dire ce besoin de dire parfois nous manquent. Terreau des syndromes post-traumatiques (parmi ceux-ci il arrive que le corps développe des procédures d’évitement et le cerveau atténue volontairement certaines perceptions, comme la baisse de l’acuité visuelle ou auditive, la perte de mémoire etc…).
Quant au traitement de l’info télévisuel qui s’empare de tout, s’abat sur tout et sur tous, son vacarme traversant mon silence et mes paroles, mes omissions, m’avait profondément épuisé. Puisque dans le centre éclaté du monde du moment, plus rien n’avait plus de valeur que tout ce qui était dit et annoncé en couleur de ce qui devait être su de cet évènement.
Alors quand j’ai entendu à Ouessant ces commentaires et vu ces images des télés dire et montrer en détail l’horreur des corps broyés et la détresse des victimes et de leurs proches, une bouffée de chaleur m’a envahi et ce spectacle complètement infecté d’un voyeurisme puant m’est sorti par les yeux. Tout se fait récupérer par ces chaînes qui assurent le boulot des charognards modernes. Qui viennent se repaître du spectacle de la mort. En plus de montrer la violence du choc, l’importance de la catastrophe, l’ampleur des secours, à chaque catastrophe elles annoncent le nombre approximatif de morts sans attendre la fin des secours. Le chiffre de morts comme le refrain indispensable de toute catastrophe. Un nombre approximatif qui s’égrène tout au long des flashs d’info. Façon de maintenir le suspens pour tenir le spectateur en haleine. Plus ça flirte avec le voyeurisme plus l’audience gonfle. La mort administrée par les médias en temps réel.
Autrefois au nom du respect des personnes, on déplorait le voyeurisme des spectateurs qui s’agglutinaient pour assister à l’horreur d’un accident. Puisqu’une forme de jouissance pour l’horreur « Ah ! ça ne m ‘est pas arrivé, à moi », existe bel et bien chez l’homme. Mettant l’horreur et la détresse ainsi en spectacle dans la plus grande banalité télévisuelle et publicitaire, une forme qui frôle la pornographie -car comme le disait déjà Friedrich Nietzsche : « Ce qui importe le plus à l’homme moderne n’est plus le plaisir ou le déplaisir, mais d’être excité. » -, ces charognards font fortune là-dessus. Sans que personne ne trouve rien à redire quant à cette indécence.
Elles seront désormais trois gratuites sur la TNT à couvrir les mêmes sujets en direct des mêmes endroits de la même manière en même temps. « C’est bon pour le pluralisme! » dit la ministre radieuse. Du coup s’attendre à la surenchère des autres chaînes. Comme c’est déjà le cas: au 20h de France2, le journal « garant de l’éthique », au moment de l’accident de Saint-Jacques-de-Compostelle, où on n’hésite plus à incorporer dans le reportage des vidéos d’amateurs, et à interviewer une femme qui ne sait pas si son amie présente dans le train est saine et sauve ou non. Elle pleure tout en répondant aux questions du journaliste. Quelle indécence !
Sommes donc partis vers une synchronisation encore plus forte des émotions de millions d’individus réunis virtuellement devant leur écran, dit Paul Virilio depuis longtemps. Qui ajoutait « Il ne faut pas oublier que dans le passé le mot « médiatiser » voulait dire « soumettre à un seigneur », être médiatisé à l’époque féodale, c’est être l’homme lige d’un seigneur : le médiatique est celui qui garde un pouvoir sous contrôle. », » « la télévision est devenue télésurveillance. C’est un phénomène sécuritaire : une surveillance organisée de la vie politique mondiale, la focalisation sur la catastrophe générale à venir. La télésurveillance, c’est montrer un viol, un hold-up, un accident. Tout le reste n’a aucun intérêt. » (Paul Virilio-interview à Technikart n° 5. Lundi 01 Juillet 1996.)
L’un des slogans de ces chaînes en live permanent est « L’information avec un grand I. » Oui, comme… Indécence! A un moment où devraient être requises la prudence et la juste mesure. Des valeurs « archaïques ». Car le rapport à la vie et à la survie est devenue si énigmatique. Si problématique que les mots nous manquent pour dire et penser ce qui semble être notre irréversible lot. Sommes-nous tombés si bas en oubliant à ce point son « humanité »? Accidentés du rail, nous restons toujours aux prises avec…cet Insondable « destin ». Si j’ose dire.
D.D
françoise Sur 14 août 2013 à 19 h 23 min
Quand «l’exhibition émotionnelle consiste à instrumentaliser les victimes en réduisant leur drame à un spectacle générateur d’émotions »*,(en instrumentalisant du même coup le spectateur), quand « l’information » consiste à nourrir à la fois le cynisme et l’indifférence…ces représentations ne reprennent-elles pas les éléments de l’esthétique fasciste et nazie qui met en scène l’aboutissement de la dépersonnalisation ?
Les victimes sont alors réduites à des « choses », sont dépouillées de leur forme humaine, de leur singularité, de leur unicité…sont niées.
Déshumanisation et mépris que certains spectateurs partagent en regardant,après avoir ressenti, il est vrai, une rapide excitation, avec indifférence le « spectacle de ces images extrêmes qui engendre en effet une nouvelle forme de barbarie : celle de l’indifférence »*
*Michela Marzano : La mort spectacle
Françoise Sur 24 août 2013 à 20 h 01 min
Il faut remarquer que cette exhibition des corps mutilés lors de ces catastrophes ferroviaires (ou autres) va de paire avec une autre violence « parrallèle » :celle du caché, du nié là encore,que la maladie, la mort, sont désormais si peu exposés au regard du public, que « la personne singulière est reléguée dans des lieux spécialisés. La maladie a-t-elle vraiment « droit de cité »? demande Geneviève Fraisse…
Loin du regard public…une maison de retraite ici, localement, repoussée loin de la cité, derrière la voie ferrée…