« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». N°712
Écrit par D.D sur 2 décembre 2015
La lucidité de la vision du géographe communard Elisée Reclus (1830-1905) des effets du capitalisme sur l’agriculture et l’environnement, est tout bonnement stupéfiante. C’est pourquoi Kristin Ross dans son livre « L’imaginaire de la commune » sort de la nuit de l’Histoire celle de l’un des acteurs les moins méconnus de la Commune de 1871.
D’où mon retour ce jour à un livre qui remet à sa place une pensée qui, celle-ci, était « comme une sorte d’écologisme avant la lettre » (p.14). Celle de celui qui décryptait le monde avec honnêteté, sans masquer ce qui ne nous plaît pas, et qui croyait en l’existence possible d’une société universelle.
Une parenthèse à l’heure des pavoisements. Kristin Ross établit « clairement en quoi la Commune n’a jamais vraiment appartenu à la fiction nationale française, à la séquence radicale héroïque du républicanisme français ». Et cite les communards : « Notre cri, n’est plus : Vive la République ! […] Notre cri, c’est : Vive la République universelle ! ».
Il aura donc fallu cette COP21 pour qu’il y soit dit lundi ces mots de Ban Ki Moon, secrétaire général de l’ONU, à l’adresse des 159 dirigeants réunis à Paris : « Vous avez la responsabilité morale et politique vis à vis du monde entier et des générations futures » ! Quand d’autres la veille, défiants l’Etat d’urgence, tournaient place de la République en scandant « Si on marche pas, ça marchera pas ». Mais COP ou pas, marche ou pas, la dégradation climatique s’étendra. Tant qu’on ne diminuera pas « les flux d’énergie et de matières qui perturbent les grands cycles biogéochimiques du système Terre » (Dominique Bourg, L’Huma). Qui est bien plutôt en train de basculer vers un état nouveau. Carrément inconnu.
Alors songeons à ce qui fut pensé dès 1866, et même bien avant par ce « poète de la géographie », anticolonialiste précurseur -qui fera 11 mois de prison et sera condamné à la déportation, mais une pétition internationale obtint que sa peine soit commuée en 10 ans de bannissement. Anarchiste militant, voyageur infatigable, écrivain prolifique, auteur de guides de voyages, de traités, honnête homme du XIXe siècle engagé dans son temps, il a connu la misère, l’exil et la reconnaissance. Au-delà, sa figure reste celle d’un géographe qui a légué à la postérité une œuvre majeure qui a été lue dans tous les milieux de la société française et européenne.
Pour cela je ne résiste pas à reprendre l’intégralité de la p.169 du livre de Kristin Ross.
« Reclus donnait le nom de « milieu » plutôt que d’environnement – »environnement » connotant un monde naturel conçu comme trop extérieur à l’homme. « Milieu », en revanche, évoque un système ou une niche de développement d’où les humains ne peuvent pas être soustraits -le milieu est coproduit par les humains et la nature, et Reclus utilise le terme fréquemment. (…) Les phénomènes physiques et humains sont considérés comme étroitement liés par une dialectique de dépendances et de réciprocités idéale au maintien de la terre comme bien commun, la maison commune de tous les hommes et de toutes les femmes. La tendance de Reclus à penser ensemble des aspects de la vie humaine et des aspects du monde naturel généralement appréhendés séparément culmine dans l’épigraphe de son ouvrage le plus important, son histoire du monde en plusieurs volumes, L’homme et la terre, où l’on apprend que l’humanité n’est rien de plus -et rien de moins- que « la nature prenant conscience d’elle-même »
L’histoire du monde est alors ce processus de changement et de développement perpétuel par lequel des hommes et des femmes en viennent à appréhender leur identité comme la conscience de la terre. La fascination de Reclus pour la dynamique de changement des humains et de la nature témoigne d’un optimisme sur le changement lui-même, ou sur la faculté humaine de changement. Les êtres humains doivent en venir à appréhender leurs intérêts comme étant les mêmes que ceux de la terre, et la solidarité, ou la considération de ses propres besoins en fonction de ceux des autres, doit s’étendre aux autres espèces, et au monde naturel en tant qu’il est inséparable du monde humain. Endosser la responsabilité de la beauté de la nature mènera à l’épanouissement de la nature et de l’humanité. Ici, comme ailleurs, la notion de solidarité pour Reclus n’est pas spiritualisée mais fondée sur la stratégie politique et la survie : « Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir ». Le pillage et l’exploitation des richesses de la terre sont des agressions contre-productives qui ne feront que rendre le milieu inhabitable. « L’homme vraiment civilisé (comprend) que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même ». »
(…) Une économie organisée en termes de profit défigure le paysage -qui, à son tour, appauvrit l’imagination : « Là où le sol s’est enlaidi -écrit Reclus-, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. » ( Elisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », la revue des Deux Mondes, 15 mai 1866, p.379)
« Actuellement, dans chaque pays, le chiffre des transactions commerciales est pris comme étalon de la prospérité. Le point de vue contraire serait plus logique : mieux le sol est utilisé par les habitants, moindre devient la nécessité de faire voyager les denrées ; plus intelligent est le travail de leurs usines, moindre devient l’échange des produits ». (Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, tome III, p.595)
Voilà ce qu’il dit il y a 150 ans de cela… Si loin si proche.
Dans le dernier de ses six grands tomes reliés de L’Homme et la Terre, Reclus y décrit et explique l’impérialisme à l’extrême fin du XIXe siècle et au tout début du XXe, et ce qu’il appelle « l’inégal développement » des peuples qui en résulte.
Or qu’apprend-on dans le rapport publié par l’ONG Oxfam ce mercredi ? 50% des gaz à effet de serre sont émis par les 10% des humains les plus riches. Pire, «une personne faisant partie des 1% les plus riches au monde génère 175 fois plus de CO2 qu’une personne se situant dans les 10% les plus pauvres». L’organisation rappelle que si elles n’émettent que 50% des gaz à effet de serre, les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres «sont aussi les plus menacées par l’intensification catastrophique des tempêtes, des sécheresses et autres phénomènes extrêmes liée au changement climatique».
En conséquence de quoi l’Oxfam se prononce en faveur de « l’éradication des hauts revenus et patrimoines », seule solution pour conduire une politique climatique sérieuse.
Si loin si proche… la République universelle !
D.D