Lambig. N°948
Écrit par admin sur 9 juillet 2020
Depuis un peu plus d’une semaine, après que nos deux beaux béliers, Oanig le fils (trois ans) et Lambig son père (cinq ans), de notre petit troupeau de moutons d’Ouessant, se soient lancés l’un contre l’autre, ce dernier est suite à cet affrontement resté sur le carreau. Fort ébranlé, il s’est mis à tituber, puis s’est affaissé le lendemain. Depuis, comme vidé de son énergie, il ne bouge plus, ne bêle plus ou rarement, ne se lève plus, ses membres inférieurs apparaissent paralysés.
Pour l’approche diagnostique et thérapeutique du vétérinaire, notre bélier présente les symptômes d’un traumatisme cervical susceptible de mettre en jeu le pronostic vital par hémorragie. Les soins adéquats lui sont depuis prodigués. Parfois, la lutte des béliers est cruelle.
Mais si je vous fais part ici de mon inquiétude quant à la santé de notre beau Lambig, c’est pour aborder combien la méconnaissance de ces êtres de petites tailles est grande. Car nous en connaissons bien peu sur la socialité et l’intelligence de ces petits descendants de mouflons. Chacun sait que les caractéristiques des moutons d’Ouessant, mouton rustique et encore sauvage, reconnu vif et intelligent, diffèrent assez nettement des autres races ovines.
La philosophe Vinciane Despret, dans son dernier livre « Quand le loup habitera avec l’agneau« , dresse un panorama de ce que les chercheurs en animaux nous apprennent. Les faits issus de leurs observations traduisent des modes d’organisation sociale jusqu’alors inconnus. Et du coup, de ceux-ci, il en découle un savoir qui construit simultanément l’identité de l’homme et de l’animal, ensemble.
Dans cet essai, parmi mille exemples observés, l’on apprend que « les moutons dont on pensait qu’ils étaient si moutonniers, n’ont aujourd’hui plus rien à envier aux chimpanzés du point de vue de leur intelligence sociale. »
Ces animaux ont été capables de transformés les chercheurs, dit Vinciane Despret, pour qu’ils deviennent plus intelligents. Ce qui, en retour, transforment les animaux.
En voici ci-dessous l’extrait qui concerne les moutons.
« Les moutons, à l’instar de nombreux animaux, et à l’exception de quelques espèces chatismatiques comme le dauphin ou les éléphants, sont en fait victimes de ce « scandale hiérarchique » dans la mesure où ne leur a jamais été accordée aucune des compétences que nous avons fini par reconnaître, à grand renfort de recherches et de travail, aux primates non humains. La hiérarchie ne s’est pas estompée, elle s’est simplement déplacée : on explique maintenant pourquoi les primates sont différents de tous les autres mammifères, comment ils sont beaucoup plus intelligents, surtout socialement, pourquoi ils sont plus sophistiqués, etc. » (…)
« Les moutons en témoignent amplement. Ils n’ont, par exemple, jamais eu l’autorisation ni la chance de montrer comment ils s’organisent socialement ; les questions qui leur ont été jusqu’à présent adressées leur ont laissé, comme unique vocation, celle de témoigner du comportement maternel, de ce qu’ils mangent ou, soyons réalistes, de la croissance de ce que nous allons manger.
Thelma Rowell – grande primatologue et éthologue- a donc décidé de « délocaliser » les questions habituellement posées aux chimpanzés, pour les adresser aux moutons. Elle leur a d’abord donné l’occasion et le droit de s’organiser socialement, ce qu’ils n’avaient pas eu jusqu’à présent ni dans la plupart des pratiques scientifiques ni dans les conditions générales d’élevage puisque les moutons sont, dans la majorité des cas, élevés dans des conditions qui ne le permettent pas. Les femelles sont parquées ensemble, et le plus souvent pas assez longtemps pour créer des liens. Les études qui les concernent cherchent le plus souvent les manières d’augmenter la vitesse de croissance et le taux de reproduction. Dolly a beau être célèbre, on ne lui en demande pas beaucoup plus. En outre, le moutons font l’objet d’une sélection, semblable à celle que Romanes décrivait comme l’effet négatif de la domestication : un mouton intelligent dans un troupeau constitue souvent une source d’ennuis, voire d’initiatives. Il sera vite envoyé à la réforme. On sait d’ailleurs ce qu’on attend d’eux : qu’ils se conduisent comme des moutons, et les troupeaux, avec ou sans Panurge, ne seront pas trop difficiles à garder. Thelma Rowell a donc acheté des moutons et des agneaux, en veillant à constituer un groupe dans lequel des relations pouvaient se nouer et des événements sociaux avoir la chance d’advenir. Elle les observe, dans le pré à côté de sa maison dans le Yorkshire, en utilisant la même méthode et les mêmes questions que celles qu’elle privilégiait autrefois pour les singes. Ils ont pu alors, dans ce dispositif particulier, actualiser des compétences relativement inédites chez les moutons : ils se reconnaissent individuellement, forment des liens durables et flexibles au fur et à mesure que leur rôle change avec la maturation. Ils se constituent en hiérarchie, dont la femelle la plus âgée est dominante. Ils se toilettent mutuellement, ils interviennent dans les disputes d’un tiers, et peuvent même, après le conflit, procéder à des manoeuvres de réconciliation. » (…)
« Mais elle sait qu’elle s’offre un nouvel accès pour comprendre ce qu’est un mouton, et qu’elle crée, pour ce savoir comme pour ses moutons, une « occasion » : elle les libère non seulement des contraintes des questions qui leur sont habituellement posées, mais aussi des contraintes qui leur sont imposées dans les troupeaux, pour leur proposer d’autres contraintes, celles d’un autre accomplissement. Elle les domestique d’une autre manière, qui leur laisse plus de chances, qui leur permette d’actualiser d’autres compétences. »
Ne l’oublions pas, avec les moutons, une longue histoire de nos pratiques alimentaires l’a entièrement prouvé, le loup, c’est aussi, et même surtout, nous. »
Vinciane Despret, philosophe – « Quand le loup habitera avec l’agneau ».
Quant à cet affrontement inter-générationnel qui laisse – nous l’espérons momentanément- sur le carreau notre subtil et malicieux Lambig – lire ici-, comment une telle épreuve est-elle rendue possible ?
« Pour l’éthologue Thelma Rowell, il est même possible que les combats entre mâles ne consistent pas uniquement en une histoire de menace/soumission, mais également à un spectacle son et lumière pour attirer les brebis ». A lire ici & là.
Ajoutons à cette supposition que parfois, ça peut tourner mal. Ayons confiance pour qu’il s’en remette ! Croisons les doigts.
D.D
Ce qui été dit et écrit ici-même autour du Versant animal & végétal.