« Jusqu’à la fin de cette semaine, pas plus ». N°671
Écrit par D.D sur 18 février 2015
Du coup je saisis l’occasion de « l’ultimatum » pour rappeler combien nous sommes ici attachés à ce pays. Non pas par un quelconque dépaysement touristique de Thessalonique à Athènes, sur les îles grecques ou les visites du Parthénon et du Temple d’ Athéna à Delphes. Un peu par la zone euro.
Beaucoup plus encore par ma lecture (contrainte) de l’Iliade et l’Odyssée de Homère, qui certes reste le grand moment de ma classe de 6ème normale, avec Ulysse comme héros malicieux et poète qui parle plus qu’il n’agit, forcé d’affronter seul vents et marées. Mais j’avoue grâce surtout à celle assidue de Cornélius Castoriadis, philosophe français d’origine grecque, auteur d’une œuvre philosophique de premier plan.
François Dosse dit de lui qu’il est « très certainement appelé, en ces temps de grandes turbulences des souverainetés établies, à devenir l’un des penseurs-clés du XXIè siècle ». Quoiqu’à ce jour inconnu du grand public. D’ailleurs, je peux dire ici qu’il nous a fait part d’une confidence : l’on sait d’ores et déjà qu’il resterait dans les cartons de cet immense penseur de l’autonomie individuelle et collective l’équivalent de dix huit années de parution d’ouvrages. Pas moins.
Rappelons au passage notre organisation conjointe librairie Planète Io/Radio Univers pour la venue le 4 décembre dernier à Rennes, de l’historien des idées François Dosse, auteur de la biographie riche et complète Castoriadis, une vie. Nous vous proposons ainsi de ré-écouter l’entretien qu’il nous a accordé à cette occasion.
Par l’apport entre autres des ouvrages de Castoriadis, le fil d’ariane qui le relie à son origine grecque, s’il existe ici comme un attachement à ce bord de Méditerranée c’est un rapprochement à l’antique cité d’Athènes, à Périclès, à Eschyle, etc. Peu à la Grèce d’aujourd’hui, quoique… Dont Castoriadis regrettait déjà avant sa mort l’uniformisation, par exemple la disparition des bateaux de pêche alors que c’était un pays de pêcheurs en mer grecque.
Attachement à la Grèce antique parce qu’il y a là pour la première fois dans l’histoire dit-il, la création de la démocratie et de la philosophie. Ceci dans le même temps. Ce qu’il nomme le « germe grec ». Sans cesse à ré-inventer. D’où la question de l’institution –son maître livre est L’institution imaginaire de la société (1975). En s’attachant à penser la conquête de l’autonomie –au sens, je me donne moi-même la loi. Qui n’est pas : je fais n’importe quoi.- comme condition de l’approfondissement démocratique.
Souvent citée par Castoriadis, l’épopée homérique. Je prends un exemple. Quand Ulysse redescend du royaume des morts, il voit Achille qui est roi au royaume des morts. Chant XI : « Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse ! / J’aimerais mieux être sur terre domestique d’un paysan, / fût-il sans patrimoine et presque sans ressources, / que de régner ici parmi ces ombres consumées… ». C’est l’idée qu’au-delà de la vie, il n’y a rien à attendre. Ainsi Achille fustige la mort, refuse d’accepter la rançon de la gloire, mais poursuit sa réflexion. Ce qui permet à Castoriadis dans Ce qui fait la Grèce, de considérer qu’Achille nous montre en quoi tout humain est nécessairement déchiré par des motivations opposées : d’un côté l’évitement de la mort, la conscience que rien ne vaut la vie, la recherche de la quiétude auprès des êtres aimés. Et d’un autre côté, l’évitement d’une vie qui ne contiendrait pas ce qui la rend digne d’être vécue.
Pour rappel, la presque totalité des sociétés croient encore recevoir leur institution d’une instance transcendante surnaturelle, ou divine, bref hétéronome, alors qu’au VIe siècle av. J.-C les Grecs antiques ont conçu cette idée selon laquelle la source de la vie collective organisée réside dans la création humaine. Bref qu’elle manifeste l’autonomie humaine. Idée incroyablement d’actualité au regard de ses remises en cause.
Qui sont de deux ordres :
– ce bouillonnement religieux généralisé, parfois fanatisé, bien qu’il n’y a pas un dieu qui ait révélé la vérité du monde. Et cela vaut pour la totalité du monde humain.
– ce qui a consisté à rendre tous les citoyens européens, « passifs, laissant les experts, les seuls professionnels de la politique décider en leur nom, à leur place, au péril de l’esprit civique. » (Castoriadis).
Notons dans ce second cas, que l’Europe n’est pas encore devenue, aux yeux «des » Grecs du moins, une institution d’une instance transcendante, le Dieu-Marché, mais une création humaine. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Grandement rassurante, pour l’heure. Vu la mobilisation de milliers de manifestants réclamant « un souffle de dignité ».
Du coup, citons dans une optique d’utilité –pour la Grèce d’aujourd’hui et a minima l’Europe entière- ces deux autres éclairages puisés aux sources des historiens :
-Jacques Rancière estime que « la démocratie est née historiquement comme une limite mise au pouvoir de la propriété. C’est le sens des grandes réformes qui ont institué la démocratie dans la Grèce antique : la réforme de Clisthène qui, au VIe siècle av. J.-C., a institué la communauté politique sur la base d’une redistribution territoriale abstraite qui cassait le pouvoir local des riches propriétaires ; la réforme de Solon interdisant l’esclavage pour dettes. » Et ajoute « La démocratie est donc liée à une limitation du pouvoir de la propriété. Et il est clair que la démocratie est vivante là où elle est capable d’exercer cette limitation. » (Alternative libertaire-nov 2007)
-Ainsi que ce sur quoi Rancière et Castoriadis s’accordaient, l’un et l’autre orientés vers l’émancipation: la définition du sujet politique comme « celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné ́ ».
Ce qui donne, pour résumer, ce qui fait la Grèce :
-d’une part, autonomie à l’égard des croyances et conscience de ce qui rend la vie digne d’être vécue ;
-d’autre part, limitation du pouvoir de la propriété, interdiction de l’esclavage pour dettes et démocratie radicale.
Alors oui, nous sommes attachés à ce pays. Sans y avoir mis les pieds. C’est-à-dire à ce qui a pu nous en être transmis, ce dont il nous apprend encore, ce que l’Europe entière continuera pour les siècles à venir à lui en être … redevable !
C’est-à-dire à ce qui nous a conduit à cela et conduit ici : le souci politique, la nécessité de consacrer une partie du peu de temps que nous passons sur terre à la politique. Encore faut-il savoir là-bas, ici, regarder l’histoire – y compris l’histoire politique.
D.D