Jean Malaurie, « Oser, résister » N°854
Écrit par admin sur 29 août 2018
Entendu à l’occasion de ses anciens passages à Saint-Malo, lors du festival Etonnants voyageurs (aux débuts de celui-ci, avec Théodore Monod par exemple), ou encore, un soir, à la Maison des poètes de cette même ville (à écouter ici), Jean Malaurie est un orateur hors du commun, dont les envolées lyriques autant incomparables qu’intarissables sont inoubliables.
Avant qu’il devienne l’avocat indéfectible des Esquimaux polaires, des autonomies inuit, les Hummocks du nord du Groënland « sentinelles de notre planète », rappelons qu’il fut le premier homme au monde, en 1951, à atteindre le pôle Nord magnétique en traîneau à chiens. Et qu’il révéla au monde la vie quotidienne des Inuits dans son célèbre livre Les Derniers Rois de Thulé (1955). Puis en témoin, au cours d’un demi-siècle, de la rapide évolution des peuples de l’Arctique, passés sans transition d’un mode de vie quasi néolithique à l’ère nucléaire, à l’Internet, et à l’avenir des minorités du tiers-monde boréal – plus de 30 expéditions du Groenland à la Sibérie, pour défendre leur culture et leur environnement, de plus en plus menacés par le réchauffement climatique et par les prospections pétrolières et gazières.
Fondateur de la célèbre collection littéraire « Terre Humaine« qui a transformé notre vision du monde en montrant que la pensée sauvage est une pensée (on lui doit en tant qu’éditeur, entre autres, Tristes tropiques de Claude Levi Strauss, Le cheval d’orgueil de Pierre Jaquez-Hélias, ou Les veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano), la raison qui l’a conduit à la créer est, dit-il, que pour lui « Il n’est pas de pire racisme que culturel. »
Ainsi qu’en fondateur du Centre d’études arctiques au CNRS et à l’EHESS à Paris (1957) et président-fondateur de l’Académie Polaire d’Etat (1994, école des cadres des 26 peuples sibériens) de Saint Pétersbourg (université russe de 1600 élèves dont la première langue étrangère enseignée est le français), il a toujours bousculé le protocole, dérangé car guère louangeur de l’ordre scientifique établi.
Comme en témoigne son dernier livre « Oser, résister » CNRS éditions – qui peut apparaître comme un testament – parfois avec une certaine grandiloquence- mais dans lequel il met en mots sa philosophie de vie en rappelant, si besoin était, ce qu’a été celle-ci, rencontres après rencontres, toute dédiée à la reconnaissance des peuples autochtones. Et à « la préscience sauvage ».
Bon, difficile de résumer un tel livre. Dont le propos s’exprime de façon identique à sa façon de parler. J’y ai retrouvé sa voix. Sans fin rafraîchie. Vaste souffle. On s’étonne de son âge. Ce réfractaire-résistant qu’il fut et demeure, vit comme s’il avait quarante vies. Où s’aventurer. Joyeusement. Ainsi, entend-t-on dans ces pages sa même force de conviction « pour une écologie humaine (fils de mère nature) » – comme est titré l’un de ses chapitres. Mais, mieux, beaucoup mieux, il s’en explique: « « Oser, résister »… Dans ce petit livre, je tente d’analyser mon propre itinéraire qui m’a conduit, après une approche très attentive de l’homéostasie des pierres dans les éboulis du nord-ouest du Groenland, à des considérations animistes » (p. 116).
« Pendant des siècles, les Inuit n’avaient pas besoin des autres, et c’est ce qui m’a rapproché d’eux. Je suis comme les Inuit. Le jour où je ne croirai plus en moi, je mourrai. » (p.249). Ce jeune homme de 95 ans, fidèle lecteur de « Jean-Jacques Rousseau, frère de rêverie », ce grand explorateur du Grand Nord, ethno-historien des communautés humaines qui y vivent, garde toute sa verve, ne renonce à rien, et tant qu’à faire surtout pas à sa vision de l’avenir. Une vision qui nous fait saisir « l’étroite interrelation entre le contexte géomorphologique de l’espace considéré et l’ethnohistoire: « réconcilier géographie, histoire, sociologie et psychologie. Les éléments fondamentaux comme la terre et l’eau, la faune et la flore, la fine beauté des fleurs, les subtiles géométries des pétales, les sols polygonaux, le son et les couleurs, conditionnent les structures sociales, la sensibilité et les catégories mentales.
L’animisme, dans son expression la plus mystérieuse – les transes chamaniques, les perceptions spirituelles accompagnées par le rythme du tambour, les danses et chants des fidèles inuit rassemblés dans le noir absolu de l’iglou du chaman -, est toujours ténébreux, au point d’être qualifié par le pouvoir colonial, représenté par les Eglises missionnaires, de charlatanisme. » (p.161).
Autres extraits: « Le mystère de l’histoire humaine est qu’il y ait des peuples qui se maintiennent en arrière et qui paraissent, de fait, comme en réserve pour une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité. » (p.120)
«La pensée sauvage doit ressusciter et non pas achever sa vision cosmogonique dans ces cimetières ethnologiques sous la lune dont l’Occident a le secret. » (p.236)
« Le « primitif » – celui que nous nommons ainsi, avec condescendance, comme si nous lui étions « civisationnellement » supérieurs – a toujours eu la sagesse de ne jamais prétendre être le porte-parole de cette « intelligence du monde » et d’avoir ainsi le droit de prétendre imposer sa vérité. » (p.249)
« Le savoir paléolithique est à l’amont de ma pensée; je n’ai cessé de m’y référer, dans un effort d’anamnèse. L’essentiel de ma vie s’est poursuivi avec ces maîtres du « Pléistocène dit récent » auxquels je me suis adonné: les Inughuit de Thulé, et par la suite, les Inuit de l’Arctique central et de la mer de Béring. L’ayant vécu de l’intérieur, j’ai été marqué par l’anarcho-communalisme de ces vies sociétales et l’animisme panthéiste, expression d’une très fine lecture de l’environnement. » (p.263).
Je me souviens qu’à ces rencontres auxquelles j’ai pu assister à Saint-Malo, il insistait beaucoup sur le rôle du chaman, comme dans ce livre où il y revient souvent: « Le chaman des sociétés païennes, depuis l’aube de l’histoire de l’humanité, avait la même prudence: protéger les isolats des chasseurs paléolithiques de toute innovation technique susceptible d’être néfaste pour l’équilibre de la nature. Le chaman redoutait le fusil et le méprisait: le fusil tue; au contraire, l’arc (avec une portée de 5m) allie l’animal, qui se livre seulement à celui qui s’approche, le courtise et le séduit. Le chaman indiquait la voie à suivre; dans le danger, il incitait ces nomades à un conservatisme de précaution. » (p.146)
Ainsi, dans « Oser, résister« , plus que jamais, le célèbre anthropo-géographe, qui promeut l’alliance entre l’homme, l’animal et la matière, se revendique de l’animisme, cette pensée que dans les glaces du pôle Nord lui ont enseigné les Inuits. Qui ont compris que la nature est le tout, et pour lesquels les vibrations de la pierre sont une parole.
Entendre Malaurie, personnage charismatique, autonome et fier de ses réalisations et de sa liberté de ton, imposant et complexe, vrai baroudeur – le fondateur du festival des Etonnants Voyageurs, Michel Le Bris l’a qualifié, dans son Dictionnaire amoureux des explorateurs, comme étant « le dernier des géants »-, a toujours été pour moi un moment puissant, flamboyant d’un grand conteur, un grand poète portant à bout de bras une œuvre hors norme. Qui soulève. Qui excède l’exigu de la connaissance scientifique stricto sensu. Qui dépasse le temps.
« Mon étude des pierres et des processus géodynamiques se transforma en un rite initiatique; mon travail scientifique, (…) s’avérait avoir un sens plus profond; je découvrais peu à peu que la pierre, ses canalicules, ses labyrinthes, son eau « géologique », vieille de plusieurs millions d’années, dans les roches ordoviciennes, qui colle aux parois de la pierre et lui donne une résonance singulière, étaient à la base même de la religion chamanique; et toute la nature alentour venait me confirmer la réalité de cette philosophie du sacré. » écrivait-il ainsi (p.34) dans son petit livre précédent Terre Mère – CNRS Editions.
Dans ce Terre Mère, récit poétique et engagé, paru en 2008, il parlait de l’urgence d’être lucide sur l’effondrement en cours: « Nous sommes des veilleurs de nuit face à une mondialisation sauvage, à un développement désordonné. Si nous n’y prenons pas garde, ce sera un développement dévastateur. La Terre souffre. Notre Terre Mère ne souffre que trop. Elle se vengera. Et déjà les signes sont annoncés ».
D.D
Ci-dessus, dessin d’un phoque par J. Malaurie – qui m’a été offert à l’occasion de la dédicace d’un de ses ouvrages lors des Etonnants voyageurs.
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de l’éducation et la culture inuit avec l’anthropologue Jean-Marc Huctin. Ainsi qu’autour de la question du primitivisme avec l’anthropologue Jean-Loup Amselle, de celle du climat vue par la poésie avec Laurent Grisel, et du « capitalocène » avec « Jason W. Moore».