Henri Lefebvre, urbanisme et vie quotidienne. N°681
Écrit par D.D sur 29 avril 2015
Et je reviens une nouvelle fois à cette courte mais riche présentation à Rennes du livre L’Imaginaire de la Commune de Kristin Ross par elle-même (voir Chroniques N°674, 675, 680). Où elle nous parla aussi, mais brièvement, du philosophe et sociologue français Henri Lefebvre (1901-1991).
En notant ceci : si ce penseur de l’urbain et de la quotidienneté déterminant du vingtième siècle, est aujourd’hui une figure quasiment oubliée de la pensée en France, pourtant dans le monde anglo-saxon, aux Etats-Unis notamment, mais aussi en Amérique latine, beaucoup le lisent et s’approprient ses écrits. Ses textes majeurs étant La Production de l’espace, la Critique de la vie quotidienne, La somme et reste.
Bien qu’elle fut considérable dans la mise en place de la Politique de la Ville, constitua le soubassement de la révolte étudiante en 68 –on lui donne la paternité des événements de mai- et orienta de multiples disciplines, y compris la philosophie, la sociologie, les sciences politiques, la géographie et les études littéraires, son influence comme philosophe et comme sociologue est aujourd’hui en France ce qu’elle est : proche de zéro ! Quand bien même serait-il devenu une référence incontournable ailleurs qu’ici. Là-bas l’intérêt qu’on lui porte ne cesse de monter en flèche depuis les années 2000, et dans bien de urban studies (études urbaines) et de cultural studies (études de la vie quotidienne) il suscite outre-atlantique de nombreux commentaires enthousiastes (par des articles, des livres, des cours, des colloques…) (cf mémoire)
Car il fut l’un des seuls à défendre l’idée d’une philosophie de la ville. D’autant qu’avant tout le monde, Lefebvre a planché sur le devenir urbain du monde. Mais encore sur l’impasse du productivisme dans le capitalisme avancé, ou les insuffisances de la démocratie représentative dans nos sociétés.
Le fait est qu’il contribue fortement encore à inspirer. Sauf en France. Où mécaniquement sommes occupés à fabriquer ce phénomène qui caractérise la globalisation que nous vivons : la prolifération, dans tous les pays, des non-lieux que sont les espaces urbains, communicationnels et de consommation (re-écouter Marc Augé).
Lefebvre avait en ligne de mire l’urbanisme. Qui selon lui, n’est pas seulement un arrangement des structures spatiales mais une mise en ordre du social. Et donc des classes sociales. L’affirmation de Lefebvre étant celle-ci : si le capitalisme a survécu au vingtième siècle, c’est en grande partie par la production d’un espace.
Qu’est-ce que l’urbain pour lui ? « Le concept, l’urbain (qui apparaît avec la transformation de ce qu’il porte à connaissance) permet de décrire et d’imposer ce double processus d’implosion-explosion. (…) Dans cette acception, le terme et le concept de l’urbain ne désignent donc pas seulement les centres, les noyaux historiques, mais aussi les extensions mêmes fragmentées, y compris (ils font problème) ces « isolats», ces ghettos, ces groupes pavillonnaires ou ces «ensembles ». Bref, ce qui n’est pas ou n’est plus « campagne », territoire voué à la production agro-alimentaire ou à l’abandon ». (Henri Lefebvre, 1986, p161). Ce qui signifie qu’en son temps, Lefebvre abordait déjà les questions qui ont cours de nos jours comme l’étalement urbain, et la rente immobilière et foncière. En particulier dans les grandes villes qui ont vidé les centres de leurs artisans et ouvriers, remplaçant, comme l’écrivait-il, « une centralité productive par un centre de décision et de services ».
Qu’est-ce que le concept de quotidienneté ? Lefebvre est le premier à s’être intéressé au quotidien. Et à reconnaître les implications de l’aliénation et de la désaffection de la vie moderne. A partir des pratiques et des usages, dans notre quotidien complètement assujetti à la rationalité gestionnaire et technique. Mais aussi les ressorts pour l’émancipation. Ceci dans la Critique de la vie quotidienne parue en 1947 !
Son œuvre traduite en trente langues, une vieillerie à l’heure du développement logiciel et de l’hyper-capitalisme ? Hum ! pas si sûr ! Vérifions ! Par exemple au regard de ce qu’il écrit en 1963/1964 dans Métaphilosophie (ce livre a toujours une importance considérable en Allemagne) « (…) impossible de comprendre le quotidien sans le refuser, impossible de le connaître sans vouloir le transformer. La quotidienneté et son refus mettent en question, fragment par fragment, l’ensemble du monde moderne : culture, Etat, technique, institutions, structures, groupes constitués, pensée analytique et opérationnelle, les séparations qu’ils maintiennent, etc. Cette contestation privilégiée met fin à la fragmentation de l’ensemble. Elle le constitue en un tout. » (p272)
« Il y a des formes nouvelles de l’aliénation. Plus exactement, l’aliénation nouvelle est une aliénation de la forme et par la forme (par les « modèles »), par les simulacres et la simulation, par la mimèsis et l’imitation des patterns, etc.) (…) nous sommes depuis longtemps entrés dans l’aliénation au second degré, aliénation sur aliénation qui en efface la limite : la mimèsis généralisée se superpose –sans les abolir- à la marchandise et à l’argent. L’aliénation ne conditionne pas seulement les individus. Elle ne pèse pas seulement sur les classes. Elle entraîne les groupes les plus divers et la société entière. (…) Si l’aliénation idéologique s’est partiellement (très partiellement) dissipée, l’aliénation technologique l’a avantageusement remplacée. » (p284).
Il annonce « des détériorations et des destructions inquiétantes » venant des « fétichismes (de la marchandise et de l’argent, du discours et de la communication) ». Mais toujours il revient au possible : « « Deviens ce que tu es ! ». Cette parole, une des plus poiètiques qu’ait prononcées un homme, prescrit le possible et le décèle dans le réel. Le but semble proche. Et cependant il est loin. » (p286). L’écouter dans cet entretien télé réalisé en 1970.
Voilà dit. Cette chronique-ci est ainsi une nouvelle fois le fruit d’un courant d’air frais. Celui déclenché par la venue à Rennes de la new-yorkaise Kristin Ross qui s’inspire librement des travaux de Lefebvre, notamment du concept sur la vie quotidienne, et de Jacques Rancière – elle s’intéresse à la culture et à la pensée politique française, à l’histoire urbaine et à la littérature.
Dans son autre ouvrage Aller Plus Vite, Laver Plus Blanc : La Culture Française Au Tournant Des Années Soixante (Ed. Durastanti Sylvie-1997), Kristin Ross analyse « la culture française moderne (à travers sa littérature, ses films, ses penseurs…) et son changement de modèle culturel (à travers les magasines, la télévision…) dans les années 1950, dont le modèle sera désormais l’Amérique. Elle soutient un parallèle audacieux entre la décolonisation et la colonisation des modes de vie américains dans la vie quotidienne, avec son obsession pour la propreté et la rapidité. « On ne peut penser simultanément ces deux histoires sans devoir prendre au pied de la lettre l’expression forgée par Lefebvre et les Situationnistes: « la colonisation de la vie quotidienne » » (Ross, 1997, p18-19). » (cf mémoire)
Ainsi pour son livre sur la Commune de Paris s’intéressera-t-elle, aux métaphores, aux slogans et à la poésie française écrits autour de l’événement. Et plus encore à la réinvention du quotidien, des Arts, du travail, dont le fondement était -et demeure- l’égalité des capacités et des intelligences.
D.D
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour du même thème, Jean-Paul Dollé.