« French Tech Rennes », une naïveté coupable ? N°676
Écrit par D.D sur 25 mars 2015
Pendant ce temps… l’évidente poussée, mais celle-ci indétectable dans les urnes, du… technopouvoir.
Ainsi nous avertit Eric Sadin dans cet entretien accordé à Libé. Il est écrivain et philosophe, spécialiste de l’évolution de nos rapports au numérique, l’un des rares intellectuels français à penser le changement de civilisation induit par la numérisation de notre monde.
Intéressons-nous donc à ces choses. En gros, pour résumer brièvement, tout le monde connaît ce nouveau monde qu’est le Web. Plusieurs milliards d’humains y sont connectés. Cette nouveauté a bousculé l’état de nos sociétés. Pour le pire et le meilleur, comme l’on dit. Désormais, la révolution numérique s’achève, mais «l’accélération» va continuer. Ce qui fait que nous assistons à une délégation progressive de nos actes à des systèmes électroniques. Les flux de data.
Flux de circulation, conversations téléphoniques, caméras, smartphones, trains, mails, etc., une nuée de mouchards enregistrent faits et gestes en permanence. Compte tenu du développement exponentiel des objets connectés, dans ce monde ultra-connecté bientôt la vie privée ne vaudra plus rien.
« Des myriades de données traitées par une infinité d’instances publiques et privées. Chacun de nous se trouve désormais situé au point d’origine et d’arrivée d’une boucle informationnelle, qui se nourrit de nos comportements et qui aussitôt nous revient sous la forme de suggestions ou d’alertes individualisées. En l’espace d’une quinzaine d’années, nous serons passés d’une forme d’insouciance joyeuse à un processus de rationalisation à terme intégral des sociétés. » (Eric Sadin, Les Inrocks). Voilà pour l’usage. Du moins, pour le vol.
Aussi, est-il encore utile de rappeler que ces capacités phénoménales de récolte et de traitement de données induisent une violation de la vie privée à une échelle inédite, comme l’a révélé l’affaire d’espionnage mondialisé de la NSA ? Et bientôt celles proprement nationales en préparation dans la lutte contre la cyberterrorisme.
Surveillance de masse à l’échelle planétaire. Traçage indélébile des comportements. Empreintes numériques stockées et reliées en réseaux. Vie privée mise à nu en quelques secondes. Dans l’infiniment petit des circuits informatiques qui contraignent nos vies, notre vie ne nous appartient plus. Nous sommes des marchandises. Nos enfants vivront-ils dans une prison numérique ?
Eric Sadin déclarait en 2013, soit il y a une éternité à l’échelle du numérique, « Un monstre est né : le Big Data » ! A la question: « Est-ce la fin de la vie privée? » Il répondait « C’est évident. Nous assistons à une numérisation des existences. » (lejdd.fr)
Dans son entretien à Libé de ce lundi, il dit : « Le monde numérico-industriel s’est arrogé, lui, un pouvoir de gouvernementalité par sa capacité à interférer sur nos actions au prisme de ses productions. Or, ce qui caractérise ces productions, c’est qu’elles autorisent une maîtrise en temps réel du cours des choses. Ambition aujourd’hui massivement à l’œuvre dans le commerce, le marketing, l’organisation industrielle et des lieux de travail, l’aménagement des villes et de l’habitat, le rapport aux autres et à son propre corps. »
Voilà tout y passe, des pratiques de l’enseignement à celles de la médecine, etc. Y compris comme le montre la photo ci-jointe, l’invitation de la Préfecture de Région à la rejoindre sur lesdits « réseaux sociaux ». Tout cela est passé sous le contrôle du marché. Celui-ci a intérêt à créer de la dépendance.
L’enjeu étant tout bonnement une nouvelle condition humaine. A titre d’exemple, chez les professionnels de l’immobilier -comme l’a démontré le dernier Marché International des Professionnels de l’Immobilier qui s’est tenu récemment à Cannes-, la tendance c’est la ville connectée intelligente. Appelée smart-city -la ville intelligente c’est la traduction de « smart city » en anglais, comme il y a les smartphones, les téléphones intelligents. C’est déjà annoncé comme une véritable révolution numérique « qu’il faut anticiper dès aujourd’hui pour ne pas prendre de retard. Des villes ont déjà beaucoup investi dans cette voie. » Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour savoir : d’un, qui en retirera les plus gros bénéfices ; de deux, le modèle d’intégration sociale qui en découlera.
« C’est allé tellement vite que nos consciences, nos comportements, notre vigilance, ne se sont probablement pas développés à la mesure de l’accélération technologique.(…) Etre au fait de tout cela et de tenir des comportements hygiéniques, si j’ose dire, c’est extrêmement difficile. » (E.Sadin, Arte).
Exemple. Lu quelque part : « Le téléphone portable, l’addiction du siècle ? Une étude vient de démontrer que les utilisateurs de téléphone mobile vérifieraient leur appareil environ 150 fois par jour et ne seraient pas capables de le laisser loin d’eux plus de 6 minutes.
Nomophobie, un mot barbare qui désigne la peur de se voir séparer de son téléphone portable ou de le perdre. Si cette angoisse purement contemporaine peut prêter à sourire, nous en serions en fait tous victimes sans même nous en rendre compte. »
Avertissement. En donneur d’alerte à cette course sans frein, Eric Sadin prévient : « La complaisance des politiques à l’égard du technopouvoir est problématique. Ils se soumettent aux diktats des géants d’Internet en se rendant à l’argument de la création de richesse et d’emplois. » Et poursuit: « Quand je vois un gouvernement, supposé de gauche, vanter en continu la «French Tech», et affirmer le soutien de l’Etat aux start-up, je vois aussi une forme de naïveté coupable à l’égard de ce qu’est vraiment le technopouvoir. » Puis il déclare : « Il est impératif d’ériger des contre-pouvoirs capables de contenir la puissance du technopouvoir. »
A première vue la naïveté est bien partagée, puisque Rennes métropole et Saint-Malo agglomération viennent de mettre sur pied avec « rapidité » et « volontarisme » la « French Tech Rennes » avec mise en avant du bobard recuit, bien empaqueté, à multi-usage « Innovation, croissance et emploi ».
Seule issue de secours possible à cette « French tech » locale sur fond de technocratie hors-sol, où tout semble fonctionner à merveille du côté de la captation de financement public, contribuer à ce que l’on récupère ce que l’on a dû concéder à ces rentiers permanents du travail d’autrui que sont Google, Facebook, Amazon, Apple, et toute cette nuée de start-up existantes ou dans les starting-blocks. Mais cette possibilité ne peut se faire sans un réveil de tous. La résignation complète peut mener aux pires issues politiques.
Comme contre-pouvoir Sadin fait appel aux hackers (1&2). Ici nous entendrons aussi les poètes.
Exemple. C’est de Colette, ça date de 1908 : Les vrilles de la vigne.
« Autrefois, le rossignol ne chantait pas la nuit. Il avait un gentil filet de voix et s’en servait avec adresse du matin au soir, le printemps venu. Il se levait avec les camarades, dans l’aube grise et bleue, et leur éveil effarouché secouait les hannetons endormis à l’envers des feuilles de lilas.
Il se couchait sur le coup de sept heures, sept heures et demie, n’importe où, souvent dans les vignes en fleur qui sentent le réséda, et ne faisait qu’un somme jusqu’au lendemain.
Une nuit de printemps, le rossignol dormait debout sur un jeune sarment, le jabot en boule et la tête inclinée, comme avec un gracieux torticolis. Pendant son sommeil, les cornes de la vigne, ces vrilles cassantes et tenaces, dont l’acidité d’oseille fraîche irrite et désaltère, les vrilles de la vigne poussèrent si dru, cette nuit-là, que le rossignol s’éveilla ligoté, les pattes empêtrées de liens fourchus, les ailes impuissantes…
Il crut mourir, se débattit, ne s’évada qu’au prix de mille peines, et de tout le printemps se jura de ne plus dormir, tant que les vrilles de la vigne pousseraient.
Dès la nuit suivante, il chanta, pour se tenir éveillé :
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse…
Je ne dormirai plus !
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse…
Il varia son thème, l’enguirlanda de vocalises, s’éprit de sa voix, devint ce chanteur éperdu, enivré et haletant, qu’on écoute avec le désir insupportable de le voir chanter. »
D.D
Pour en savoir plus,cet excellent dossier d’Arte.
Et Jean-Paul Galibert sur l’hypercapitalisme.