Le mythe de la mallette noire. N°536
Écrit par D.D sur 27 juin 2012
Comme promis je m’emploie à remettre à jour et en ligne ces beaux textes de Jean-Paul Dollé d’il y a 25 ans. Cette fois le thème de la tribune qu’il avait rédigée pour le N°2 du 12 mai 1987 de Légende du siècle, portait sur la question de la dissuasion atomique. (Lire aussi celle du N°1) Eh, bien, c’est plutôt une sacrée coïncidence mais il s’avère que l’actualité se montre particulièrement abondante cette semaine à ce sujet.
C’est ainsi que Rocard déclare lundi à propos du budget de la dissuasion nucléaire française: « C’est 16 milliards € qui ne servent absolument à rien ». Assez joué. Garder ça c’est débile. Semble dire l’ancien premier ministre. Une annonce qui fait splassh! du côté de la pensée de la dissuasion. N’a eu guère plus d’échos Rocard. Voire quelques recadrages. Pourtant selon un récent sondage…nombreux sont ceux à souhaiter qu’on désarme.
Bien qu’écrit dans un contexte très différent, le point de vue de Dollé se lit finalement comme si c’était hier.
« Ethique par destination, cynique quant à son destin la démocratie.
La démocratie, création artificielle, née aux forceps, doit construire, aménager, défendre son territoire. Si elle se fonde sur une représentation invisible de la liberté et s’instaure comme effet de langage et exercice de la parole partagée, il lui faut un lieu où s’incarner et fonctionner. Ce lieu, au départ et en son fond, coupe la géographie en deux: la superficie de l’Etat-nation démocratique, ses limites frontières, et son extérieur -bien que les patriotes de 1789 aient débordé tout espace localisable, posant la démocratie comme universelle et par suite, en droit, extra-territoriale. A l’intempestif de son advenue dans le temps des hommes, la démocratie ajoute la différence de son emplacement dans l’espace. Sur la terre du despotisme elle doit protéger son insularité. Ceinturée de hauts murs, la cité veille, car les barbares sont à ses portes, prêts à tout instant à la détruire et à faire cesser cette exception qui trouble l’ordre immémorial de l’assujettissement. Les citoyens n’existent que de se savoir en guerre perpétuelle -préparée, différée ou effective – contre tous ceux qui leur sont étrangers. La condition de possibilité d’existence et de maintenance de la démocratie, c’est le tracé de la ligne de démarcation entre elle et tous les autres, constitués comme barbares. La survie de la démocratie se joue toujours à ses marges, à ses frontières.
Née dans le temps, bâtie dans un espace qui lui sert de site, la démocratie ne peut vivre que sous la forme de l’Etat, fondation théorique et juridique qui réconcilie l’idée de la liberté avec le visible de l’habiter. Unifiant les divers, dépassant les contradictions du sensible, du territoire, et de l’intelligible de l’Universalité du Droit se réalisant dans la pureté de son concept, l’Etat est unique. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’autre de l’Etat. Concrètement, rien ne peut s’opposer à l’Etat qu’un autre Etat. L’Etat, en tant qu’unique, ne peut rentrer en lutte à mort avec les autres Etats. La vie de l’Etat, c’est la guerre contre les autres Etats. C’est pourquoi la guerre est sa raison d’Etre et sa mise à l’épreuve cruciale.
Si l’Etat est la figure du Savoir Absolu, c’est qu’il résume en sa simplicité les trois caractéristiques de la démocratie et les trois facultés qu’elle exige des citoyens qui la vivent, la désirent, et doivent la protéger. Liberté de pensée qui suppose désir de vérité, droit de discuter qui exige apprentissage d’un langage commun et faculté de juger, exigence de trancher et décider qui impose résolution de se battre jusqu’à la mort pour faire appliquer ses décisions, librement consenties. Si l’exercice de la démocratie c’est le juste exercice de la souveraineté, son énergie c’est le courage.
Or le développement de l’art de la guerre a produit ce qu’avait pensé Kant. La guerre est devenue absurde depuis l’invention nucléaire. La menace de la destruction généralisée et réciproque des belligérants annule les buts d’une guerre entre démocratie et despotisme. Mais si la guerre est impossible, comment penser la démocratie, qui pensait son advenue possible comme nécessaire?
Si la guerre est morte, ou plus exactement, si l’extermination nucléaire n’est pas pensable, en tant que le rien auquel elle aboutirait excède la pensée, comment penser la démocratie, quand ce qui garantit son existence même relève de l’impensé ?
En effet la dissuasion nucléaire, c’est à dire en toute rigueur la réponse du faible au fort, présuppose que la menace de l’impensable -la destruction totale- soit entendue et pensée par l’adversaire potentiel, de telle sorte qu’il se mette en situation de ne point encourir dans la réalité les dégâts inimaginables et impensés que cette menace implique. Cette logique de la fiction du tout ou rien -guerre impossible ou paix inéluctable- fait comme si les sujets de ce dialogue au bord du gouffre étaient en position de symétrie. Ce n’est pas le cas. La guerre nucléaire possible met en présence un locuteur et un auditeur qui ne sont pas de même nature: démocratie et totalitarisme. Si le message est le même: menace de destruction totale, la finalité est diamétralement opposée. L’un – la stratégie du faible au fort- vise la montée aux extrêmes et rien qu’elle – le tout de la destruction ou le rien de la guerre- pour que jamais la guerre advienne, l’autre veut pouvoir moduler les échelons de la menace et de la violence réellement exercée, pour que sa maîtrise de la guerre puisse obtenir la capitulation de l’adversaire. Aussi par un étrange renversement de perspective, la démocratie n’a d’autre choix que de déclarer la paix perpétuelle par la menace de la guerre finale qui signerait sa propre fin, et le totalitarisme d’autre avenir que la gestion d’une modération dans la violence, pour sauvegarder les chances de sa victoire définitive.
La paix perpétuelle, rêvée par Kant, rendue possible par la taupe de l’Histoire, si elle peut assurer la survie de la démocratie, lui pose de redoutables problèmes, tant du point de vue de sa place dans le monde -la maîtrise des événements, le poids de son influence- que de sa solidité et sa cohérence interne -la détermination de ses citoyens à la défendre et la possibilité qu’ils conservent de décider de leur avenir et de se faire acteurs de leur histoire collective.
La paix nucléaire -qui par définition ne peut-être qu’éternelle- implique-t-elle de la part des démocraties l’acceptation de l’existence éternelle de son autre absolu, la barbarie despotique ou totalitaire? Comment gérer ce temps, qui, à moins de s’abolir dans le clash nucléaire, n’a d’autre modalité d’existence que la reproduction indéfinie du même? L’équilibre de la terreur réalise-t-il le fantasme hégélien de la fin de l’histoire? La démocratie qui n’existe que de sa prétention à incarner l’universalité du droit doit-elle se résoudre à se vivre, précaire et isolée, face à la généralité de la force? Ethique par destination, cynique quant à son destin?
Qui, dans la cité démocratique, peut et doit tenir la place du cynique -position nécessaire et pourtant interdite par le pacte de vérité qui constitue l’essence de la démocratie? Si c’est la Souverain qui transgresse ce tabou, alors c’en est fini de l’esprit public, démocratique, qui dépérit dans la corruption et par conséquent prépare les conditions au retour de la tyrannie. Alors qui doit assumer la part du mal? La dissuasion suppose-t-elle, dans une démocratie, que la décision du déclenchement du feu fatal soit solitaire? « La dissuasion c’est moi ». Mais alors, pour que le pacte de vérité soit saugardé, faut-il que soit retirée aux citoyens la possibilité de choisir leur mort pour assurer leur désir de trancher librement? Une liberté, sans l’épreuve de la lutte à mort, est-elle encore un exercice de la liberté? Que vaut une démocratie sans le cadrage des citoyens?
Toutes ces questions forment dorénavant l’horizon indépassable et fatal de la pensée démocratique. Aucune réponse ne peut être énoncée, puisque, si par malheur elle devait se déclarer, ce serait dans l’instant de la décision de ne plus jamais à décider.
Ainsi vivons nous, pour toujours ébranlés. »
Jean-Paul Dollé.
Paru dans Légende du siècle- la conjuration des égos N°2, mardi 12 mai 1987.
Rappel du contexte. En cette année 1987, il était question de la crise des euromissiles. Et en même temps, avec toujours en arrière plan l’hypothèse de l’affrontement entre les deux blocs, il se négociait le désarmement nucléaire. Gorbatchev s’estimait européen. Et s’apprêtait à ouvrir la porte du frigidaire. Puis soudain, la chute du bloc de l’Est. Voyez comment on oublie vite. Le danger était menaçant, bien que nous nous y étions habitués. N’empêche tout pouvait basculer à tout moment.
25 ans après, la situation mondiale actuelle est toujours dominée par les conceptions stratégiques issues de la guerre froide, fondées sur la possibilité d’une frappe nucléaire quasi-immédiate. Les arsenaux américains et russes demeurent prêts à déclencher une apocalypse nucléaire en quelques minutes. Y a pas foule pour négocier. Chaque pays conservant sa visière de glace.
La dissuasion c’est quoi? Simple. Pas seulement l’attribut de la mallette noire qui accompagne le chef de l’Etat dans tous ses déplacements (seul sujet d’enquête journalistique abordé pendant la campagne présidentielle, la mallette!). Voilà, elle est décrite comme un équilibre de la terreur, conformément aux doctrines stratégiques officielles de l’Occident. Puisqu’on persiste à parler d’un équilibre des puissances assuré par le terrorisme mutuel de l’arme atomique. Question contingente, voire tabou: la grande catastrophe c’est quoi? …! Débat impossible – et pourtant indispensable.
Dollé avait sorti un livre « L’odeur de la France ». Il y parlait d’une France dont l’odeur était aussi celle de ses oeuvres les plus hautes. Disait qu’elle était une patrie de l’idée, au parfum d’universalité. Disait qu’elle n’est jamais si grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. Disait encore par ailleurs: « La guerre s’est imposée au XXe siècle comme l’horizon fatal de la pensée ». Il disait ça Dollé. Eh bien, voilà. Sommes de nos jours au XXIe. Alors? Alors, que cette France-ci annonce au monde: assez joué! La guerre entre démocratie et totalitarisme c’est du passé. Et l’Allemagne à laquelle on se compare, a-t-elle la bombe? Et non. Voilà, l’heure étant à l’amaigrissement obligatoire: on désarme!
Trêve de plaisanterie. Recadrage donc. Car voilà que mardi, le même Rocard, lui-même fils de l’un des concepteurs de l’arme nucléaire française, se reprend: « J’ai fait là une boutade. Le sujet est si lourd que s’il faut le mettre en cause il faut le faire prudemment et avec du temps pour discuter et des conditions pour s’écouter, avec des arguments sérieux […]. ». Et Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense d’ajouter: «On ne fait pas d’économie sur notre assurance vie ».
Pas plus mauvais argument que d’aller le gober dans la finance. Assurance-vie? Ah! bon. Alors discutons. Ce n’est donc pas une assurance sur la mort. Mais un placement. Hum!…ça se complique. Sans douter un instant qu’il ne sache ce qu’est vraiment une assurance-vie, je comprends donc la position du ministre des armées ainsi: l’arme nucléaire? un placement!…Ah! C’est beau, l’esprit de décision.
Bon, pour ce qui est de la mallette noire, apparemment on sait où elle est, pour les codes apparemment c’est une autre affaire.
D.D