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Après les voeux présidentiels. N°613

Écrit par sur 8 janvier 2014

Voici une Chronique sur la guerre. Drôle d’idée d’amener ça en début d’année diront certains. Mais le pays n’est-il pas en guerre ? Il l’est. Depuis longtemps déjà (présence en Afghanistan). D’autant qu’en moins d’un an, le gouvernement a décidé d’intervenir dans deux pays africains, pas moins. Or cette question de la guerre est-elle suffisamment discutée ? Peu, voire pas !

Pourtant en décembre dernier le journal Courrier International nous apprenait que, à l’inverse d’en France, le président Hollande a sa popularité au plus fort niveau… aux Etats-Unis (1&2) ! Et qu’il y est soutenu par le lobby interventionniste américain, entre autres les médias et les néoconservateurs, ceux-là même qui appuyaient Bush dans sa guerre en Irak. Pourquoi est-il si populaire outre-atlantique ? Parce qu’à la différence d’Obama –qui cherche à négocier-, Hollande a eu des « initiatives « militaires en Afrique et a joué la fermeté avec l’Iran dans les négociations sur le nucléaire. Et s’apprêtait après la Libye (sous Sarkozy) à bombarder la Syrie si Obama avait suivi. A un point tel que « les néoconservateurs américains – le parti de la guerre à Washington – sont maintenant francophiles. « Vive la France ! »* a twitté le sénateur John McCain, le plus insatiable des va-t-en guerre américains « .

Pareil soutien devrait nous alerter, et amener à nous interroger sur ce possible franco-bellicisme. Soutenu dit-on par un soi-disant « consensus national » tant vanté sans distinction en une de tous les médias (lire Charlie hebdo). Pour l’heure j’exhume ici une nouvelle fois un texte ancien du philosophe Jean-Paul Dollé. Ce texte ou cette étude est une mise en perspectives pour réfléchir au temps présent et tenter de comprendre, au-delà des outrances propagandistes, ce qui se passait alors dans les Balkans. Il date.

Pourquoi alors le ressortir ainsi? Parce que les mêmes questions demeurent : celle de « l’irréductibilité de la guerre», celle encore de replacer le militaire sous la dépendance du politique, et enfin celle inévitable que sous les prétextes de protection des populations ou humanitaires, ne se cache-t-il pas la défense, avec des moyens militaires, des intérêts des grandes entreprises : l’uranium et le diamant de la Centrafrique et la stabilité globale de la région riche en ressources exploitées par Total, Areva ou Boloré?

Mais Clausewitz -que cite Dollé- ne connaissait pas l’humanitaire. Sous le titre « La France en première ligne » Jean Guisnel, journaliste spécialiste des questions militaires, expose dans Le Télégramme du 5 janvier, comme pour suppléer au discours présidentiel, cette autre conception de la guerre. Qui, suivant tout principe de précaution face à des conflits inter-ethniques du type Sarajevo ou Rwanda, nécessiterait l’intervention de l’armée française dans « sa sphère d’influence historique ».

Ceci-commenté, place à Jean-Paul Dollé:

« Un siècle héraclitéen.

La guerre s’est imposée au XXè siècle comme l’horizon fatal de la pensée. Tous ceux qui pensent la politique s’accordent sur ce constat : la guerre est la forme moderne de la tragédie.

S’il est vrai que, selon Héraclite, le combat est le père de toute chose, le XXème siècle a été fondamentalement héraclitéen car la guerre s’est imposée comme horizon fatal de la pensée. La lutte à mort, la mobilisation totale deviennent la forme courante -certains la voudraient l’unique- de la vie de l’Etat et à laquelle tous doivent se soumettre. La guerre est le but. C’est pourquoi tous ceux qui pensent la politique sont d’accord avec Napoléon sur ce constat: elle est la forme moderne de la tragédie. Mais là où s’opère le clivage c’est sur les conséquences qu’il faut tirer de ce constat.

Tout commence avec la Grande Guerre, ou plus précisément avec l’explosion de violence incontrôlable -en tous les cas non prévue et à peine contrôlée par les autorités militaires et politiques- provoquée par l’alliance entre les progrès de la technologie militaire engendrée par la révolution industrielle et la quantité des masses humaines engagées dans la bataille. Jusqu’alors la guerre décidée par le souverain -la souveraineté se caractérisant précisément en ceci: déclarer la guerre et faire la paix- est gérée comme activité spécialisée par un corps particulier: les militaires. La levée des patriotes pendant la Révolution française et la conscription imposée par Napoléon écornent déjà quelque peu ce schéma, mais pour l’essentiel la chose militaire reste pensée sous la catégorie de la stratégie, c’est-à-dire, comme le dira plus tard un célèbre général: « Un Art tout d’exécution ». Les grands Etats européens conçoivent toujours les opérations militaires comme un moment de diplomatie, c’est-à-dire un moyen en vue d’une fin, et par conséquent proportionnent les moyens au but. Evidemment les corps des officiers pèse de tout son poids pour acquérir toujours plus de puissance et militariser au maximum l’appareil d’Etat, mais même les plus militaristes des Etats -l’empire allemand en particulier dans lequel l’Etat-major tient une place déterminante dans la conception de la politique à mener -ne remettent pas en cause la pré-éminence du politique sur le militaire. A cet égard l’interprétation de Clausewitz, dont le Traité devient la véritable bible des Etats-majors, est décisive et engage tout le débat sur la nature de la guerre, et partant de la politique qui se déploiera au XXè siècle.

Nul n’ignore la formule « la guerre n’est rien d’autre que la confirmation des relations politiques avec l’appoint d’autres moyens ». Les écoles d’officiers d’état-major infléchissent la pensée de Clausewitz en lui faisant dire que l’objectif de la politique et la guerre se confondent. Certes le militaire est subordonné au Chef de l’Etat, il reste que la volonté de l’Etat est par essence orientée vers l’accroissement de sa puissance à l’égard des autres Etats. Le Chef de l’Etat cherche sans cesse les occasions de guerre stratégiques, tant et si bien que la politique s’accomplit pleinement dans la guerre, et se donnant pour seule fin la force militaire, elle met tout au service de cette fin. L’insistance est mise sur les textes qui ouvrent le Traité et définissent la guerre comme « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », visant par « un usage illimité de la force » à désarmer l’ennemi. La guerre serait « un déploiement extrême de forces » s’achevant quand l’un des adversaires n’est plus capable de poursuivre la lutte. Ce concept de la guerre comme usage de la force physique dans son intégralité, donc comme gigantesque offensive à outrance caractérisée par « l’illimitation de la violence », est repris par Foch quand il définit le but de la guerre comme l’obtention d’une situation où l’ennemi ne pourra plus ou ne voudra plus se battre.

Cette conception de la guerre absolue et totale, indûment prêtée à Clausewitz, fonctionne comme matrice commune aux deux totalitarismes du XXème siècle, communisme et fascisme. Lénine soutient que si les décisions et les actes de guerre d’un Etat s’expliquent par sa politique d’avant le conflit, il suffit, pour déterminer la signification d’une guerre, de remonter aux relations de classes qui caractérisent les Etats en présence. Si la guerre est l’instrument d’une politique, toute guerre est en fait l’instrument dont se sert une classe sociale pour parvenir à la domination. Les guerres révolutionnaires, depuis 1789, ont été en ce sens des guerres bourgeoises nécessaires au développement capitaliste, et la guerre de 14 un conflit entre impérialismes rivaux. En fait pour Lénine les guerres continuent la politique dans la mesure où elles sont des guerres de classe. C’est pourquoi il faut inverser la formule de Clausewitz et écrire que c’est la politique qui est l’instrument de la seule et unique vraie guerre, c’est-à-dire la lutte des classes, qui ne fait que se dissimuler derrière les guerres militaires. Ainsi, la guerre se dévoile comme la vérité de la politique, la politique exhibant son essence dans la guerre et comme guerre.

Cette conviction irrigue la pensée politique de tout le siècle, si bien que des auteurs que par ailleurs tout sépare ont eu à affronter cette thèse cardinale du marxisme-léninisme. On sait par exemple que Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur s’interroge sur les différents degrés de violence mis en œuvre dans la pratique politique. On a retenu surtout de cette réflexion ce qu’il dit sur les procès de Moscou, en oubliant que le philosophe entend tirer des leçons de la guerre mondiale qui vient de s’achever. La guerre de 40, constate-t-il, a mis à nu la violence sauvage masquée par la fausse paix qui avait précédé au sein des démocraties libérales. Ces dernières sont des « machines de guerres » qui se parent des simulacres trompeurs de la paix afin de cacher leur propre violence et favoriser après coup la lutte à mort de la guerre réelle. La visibilité extrême de la violence dans la guerre est la contrepartie de l’invisibilité de la violence dans les sociétés libérales, celle-ci se retournant cruellement dans son contraire. La guerre est la vérité historique du libéralisme dont elle vient démasquer l’hypocrisie fondamentale. Une question se pose alors dans toute son implacable dureté. Visible ou invisible, la violence, inhérente à la politique, n’aurait-elle pas d’autre issue que la guerre ?

Position que radicalise, à l’autre bout du spectre politique, dans les parages incertains où se croisent et se mêlent la tradition nationaliste révolutionnaire, le courant de la Révolution conservatrice, le fascisme et le national-socialisme proprement dit, Heidegger s’inspirant des analyses de Ernst Jünger développées dans son libre Le Travailleur publié en 1932, celui-ci voit dans la guerre l’installation du stade ultime de l’arraisonnement de la nature par la technique. Comment ce processus s’accomplit-il ? L’homme moderne est cette « bête de labeur » que l’époque somme de déployer le maximum de force de travail en vue d’assurer à la technique le maximum de puissance pour la domination universelle du réel. Le développement essentiel de la technique permet de comprendre en quoi la science moderne et l’Etat sont inséparables. L’apparition de Führers s’accaparant des pouvoirs de domination est en effet la suite inéluctable de l’arraisonnement, car pour assurer le règne sans partage de l’Homme sur l’étant.

« Il faut mettre en place et équiper des hommes affectés au travail de direction » qui disposent d’une vue sur la totalités des étants. C’est la domination de la technique qui génère le règne politique de la domination totale. En ce sens « les guerres mondiales constituent la forme préliminaire que prend la suppression de la différence entre la guerre et la paix ». Dans la lutte pour le règne de la terre il n’est plus possible de parler de paix, puisque l’impérialisme planétaire est la visée même de la technique.

Paradoxalement, c’est à partir des mêmes prémisses concernant le caractère totalitaire de la raison calculante que s’organise la contre-attaque surréaliste. Breton et ses amis sont très conscients que le rationalisme inauguré par la mutation de la science moderne et dégradé dans le positivisme et le scientisme, rabattant la richesse infinie de la réalité à la plate religion du réalisme et du naturalisme, empêche le libre jeu des facultés et des passions et par conséquent provoque inhibitions, frustrations et en définitive violences.

La politique bourgeoise cupide et répressive faite de l’enchaînement du langage et de l’imagination aux impératifs de la rentabilité et de l’exploitation de la nature et des hommes, engendre nécessairement la guerre. Seul le surréalisme, c’est-à-dire le dépassement de la contradiction rationnel/irrationnel, rêve/veille, réel/irréel, peut arrêter le cycle ininterrompu des violences et des guerres.

Breton ne variera jamais sur cette certitude : la logique non dialectique mène au désastre et c’est pourquoi la guerre ne peut être vaincue que par une subversion généralisée de l’ordre du discours dominant. Mettre fin définitivement à la guerre impose de faire la révolution qui est d’abord poétique. Faire la paix c’est rendre possible la victoire d’Eros sur Thanatos.

La poétique érotique est le plus efficace antidote à la guerre. Les opposants à la guerre du Vietnam aux USA s’en souviendront en lançant leur célèbre slogan « Faites l’amour, pas la guerre. »
Wilhem Reich, disciple gauchiste de Freud, avait le premier compris –malheureusement sans être suivi- que le fascisme avait partie liée avec la répression sexuelle. Dans La psychologie de masse du fascisme, il montre que le fascisme se développe et s’exerce de façon privilégiée dans un cadre sexophobique global propice à la résurgence ou à l’exaltation de certaines formes et figures archaïques. Dans le fascisme les émotions fondamentales pactisent avec la mort. Ce dévoiement et cette perversion des émotions Reich leur donne le nom de « peste émotionnelle ».

C’est évidemment Freud lui-même qui met à jour la pulsion de mort, ce en quoi s’origine ce qui permet la guerre ; mais sa confiance dans les forces d’Eros est beaucoup moins grande que ses jeunes admirateurs surréalistes. Malaise dans la civilisation s’achève par ces mots désabusés : « Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leurs aides il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. »

Par une curieuse ruse de la raison c’est la guerre froide et l’affrontement nucléaire entre les USA et l’URSS qui redonnent sa chance à la paix et à une lecture fidèle de Clausewitz. Raymond Aron dans Penser la guerre, Clausewitz réintroduit la rationalité du calcul des intérêts dans la gestion de la guerre. La guerre absolue n’est nullement ce que prône le Traité, dont toute l’analyse vise au contraire à rendre sensible le caractère irréel de l’ascension aux extrêmes. Pour Clausewitz, la politique se définit non par la recherche de la puissance mais par celle de la paix, à travers la réalisation d’un équilibre entre les intérêts, aussi bien de façon intra-étatique que de façon inter-étatique. Raymond Aron remarque, à la suite de Clausewitz, que la fin des Etats –défendre et garantir les intérêts de chacun- n’est obtenue qu’à travers leur coexistence. La politique consiste à obtenir la garantie des intérêts de chaque Etat par sa coexistence avec les intérêts des autres Etats, c’est-à-dire par la garantie des intérêts de l’ensemble inter-étatique. La possibilité de l’entente remplace donc l’illimitation de la violence dès lors que l’on retire à la guerre son autonomie et qu’on replace le militaire sous la dépendance de l’intelligence de l’Etat personnifié, c’est-à-dire du politique.

Les derniers conflits –crises ou guerres ?- rendent problématique la pertinence de cette thèse et laissent ouverte la question de l’irréductibilité de la guerre. »

Jean-Paul Dollé –texte publié dans le Magazine littéraire- n°378 juillet et août 1999.

Surgit alors cette troublante question: la guerre, serait-ce une habitude qui ne se perd jamais? (Lire cette autre Chronique N°621)

D.D


Les opinions du lecteur
  1. Françoise   Sur   9 janvier 2014 à 8 h 11 min

    « La guerre est la forme moderne de la tragédie » écrit Dollé

    Ceci répond peut-être à mon interrogation surgie de la lecture « Le quatrième mur » de Sorj Chalandon et à qui les lycéens ont attribué le Goncourt. Pourquoi des gamins se sont-ils reconnus dans ce livre? Si c’est dans le désir d’une volonté de paix, oui, ça me rassure, mais justement…n’est-ce pas dans la fascination toujours présente de la guerre, dans le désir d’exprimer une barbarie latente…mais la guerre n’est pas la tragédie, « la tragédie, c’est pour les rois » nous avertit Jean Anouilh dans Antigone, ça reste « reposant et commode »…la guerre : c’est un DRAME, c’est utilitaire et ignoble. Se dire alors que les lycéens ont entendu ce message.

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