« Le tressaillement organique. » N°607
Écrit par D.D sur 27 novembre 2013
« Il est long à se déclarer, ce pays / On n’en perçoit pas tout de suite / Le tressaillement organique / On le trouve généralement beau / C’est une manière de s’en débarrasser/ Il faut s’y enfoncer, s’y perdre […] » C’est Georges Perros qui écrivait ça. Dans ses Poèmes bleus. Il venait de s’installer à Douarnenez.
Parfois dans ce pays, la musique sert à ça, à s’y enfoncer, à s’y perdre…
Comme samedi dernier, à Yaouank, le plus grand fest-noz du monde, une dizaine de groupes se sont occupés de ça. Longuement, de 17h à 5h du mat. Autant de danses répétitives, qui regroupent, qui resserrent, qui soudent les danseurs. Faut-il aimer danser. Mais pas seulement, à écouter c’était bien aussi.
Pas un bonnet rouge parmi ces 8000 danseurs. Pas de gwen-ha-du non plus. Pas plus de radars cramés. La musique, la danse c’est tout. Pas la peine de s’embarrasser. Et puis faut un temps pour tout, diront d’autres. N’empêche qu’elle s’est donnée un autre visage cette Bretagne-là. Ouverte aux sonorités nouvelles ou d’ailleurs. Qui redirige ses compositions vers un univers plus actuel. Avec de l’instrumentation éclectique (basse, guitare électrique, batterie, trompette et saxo, percussions indiennes, hang, piano-rhodes et chants). Ces ensembles qui déboulonnent le couple bombarde-biniou, sont construits autour de musiques entraînantes, certaines façon taraf ou électro ou rap, donnant envie de danser. Riche de sa mémoire vivante car à venir : « le tressaillement organique » ? Voir la vidéo. Avec entre autres groupes, le trio Fleuves (Emilien à la clarinette, Sanson à la basse, et Romain (notre directeur technique) au clavier Fender-Rhodes. Ils étaient venus l’après-midi même préparer leur « Yaouank » dans notre studio de radio à Cuguen.
Parfois dans ce pays, aussi la photo sert à ça, à s’y enfoncer, à s’y perdre…
Comme l’autre samedi au Festival photoreporter, de la Baie de Saint-Brieuc. Un festival résolument international au regard des lieux de reportage et des nationalités de leurs auteurs. Pour cette édition 2013 treize photographes ont été sélectionnés sur projets un an à l’avance par un jury de professionnels reconnus (300 candidatures venues de 46 pays). Aucune thématique n’a été déterminée afin de laisser le plus de liberté aux photographes dans leurs propositions. A travers leurs projets, ce festival a pour ambition de montrer le monde dans sa diversité.
Au Carré Rosengart (Port du Légué), entre autres expos, l’une d’entre elles m’a frappé. Son thème portait sur l’intégration à la culture bretonne de gamins et filles adoptés dès leur plus jeune enfance dans des familles bretonnes. Sous un aspect assez sympathique, les photos sont belles parce que ces jeunes gens sont beaux. Et comme ils répondent avec sincérité à la question posée par le photographe, tout est esthétiquement impeccable. Cependant, dans son indiscutable douceur cette expo en noir et blanc, me pose néanmoins éthiquement un problème de fond.
Je m’explique. Bon d’abord, pour un enfant adopté tout n’est pas si facile, loin s’en faut. Le fait même que ces enfants aient vécu ici en Bretagne avec leurs parents adoptifs depuis si longtemps, fréquentant depuis tout petits les écoles de leur commune ainsi que leurs petits copains, participant aux associations, etc, bref leur vie quotidienne intime, affective et sociale, ça aurait dû suffire amplement. Eh bien non, c’était encore à eux d’apporter des réponses sur leur bonne intégration, s’ils fréquentent les fest-noz, s’ils mangent galettes et biscuits au beurre salé, etc., les stéréotypes quoi, bref s’ils respectent la tradition. A savoir s’ils participent, ou non, à la communauté bretonne. S’ils en présentent ou pas les traits constitutifs de l’identité. L’on me dira que c’est du photojournalisme. D’accord. Par conséquent la question « journalistique » même mérite d’être discutée.
Je développe. Ainsi de quelle tradition est-il donc question? Euh, la tradition bretonne authentique. Ah d’accord. Alors quelle est-elle donc cette fameuse lune, serait-ce celle de Basse ou de Haute-Bretagne, de la ville ou de la campagne, des quartiers, des centre-villes ou des ronds-points des zones commerciales, des vieux ou celle des jeunes ? Prendrait-on comme référence Locronan, Carhaix, Saint-Malo intra-muros, les quartiers Villejean à Rennes ou Lambé à Brest, etc ? Est-ce une façon singulière d’habiter un coin du monde, avec habitudes, habitus, ou d’adopter les mythes convenus ? Avec influence ou pas de la télé, de l’internet et des portables ? Pas clair tout ça. Alors ce que j’ai ressenti devant cette expo c’est qu’elle est faite finalement à s’inventer des différences ou pour exagérer celles qui existent réellement.
Le propos contenu dans cette petite expo très gentillette, voire anodine en apparence, nous indique à l’insu de son auteur, j’imagine, ce vers quoi, à petits pas, l’on peut glisser, façon pied sur peau de banane. Pour finalement se rétamer dans ce que décrit avec grande lucidité cet écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina (dans cet entretien accordé au Nouvel Obs récemment):
« Vous dénoncez le développement des nationalismes régionaux en Catalogne, au Pays basque ou en Andalousie comme l’un des principaux problèmes de l’Espagne d’aujourd’hui ?
– La Catalogne et le Pays basque sont des entités culturelles et politiques très fortes : chacune possède sa propre langue, et c’est quelque chose qui doit être respecté et protégé. Ce que nous ne sommes pas parvenus à accomplir, c’est de créer l’idée d’une citoyenneté républicaine qui respecterait l’autorité du système. C’est l’essence même de la démocratie: vous vous percevez comme membre d’une communauté de citoyens égaux entre eux.
A la place, en Andalousie comme en Catalogne ou ailleurs, nous avons laissé se développer une forme de sentiment romantique d’appartenance irrationnelle à un peuple. Ce sentiment n’a rien à voir avec le pacte fédéraliste qui lie des citoyens adultes au sein d’une démocratie. Au contraire, il veut vous convaincre d’appartenir à une communauté presque mystique de par votre naissance dans un endroit donné. Le fait d’être basque, catalan ou andalou vous confère une fierté que vous allez constamment revendiquer.
Mon avis est que l’on ne peut bâtir une véritable démocratie sur cette idée de l’enracinement dans la terre. On assiste à un retour de cette très vieille manie espagnole – datant de l’Inquisition – de la pureté du sang, une pureté paranoïaque définie par la négation, non pas seulement des autres – juifs, musulmans, hérétiques mais aussi d’une partie de nous-mêmes, celle que le voisinage avait inévitablement contaminée. Et, à ma grande surprise, on voit cette montée en puissance des identités régionales et de leur pureté intrinsèque supposée. C’est le vieux fantôme de la pureté du sang qui revient nous hanter : vous êtes désormais un pur Basque, un pur Catalan, un pur Andalou.
Vous êtes vous-même andalou et vous racontez que vos amis restés au pays protestent parce que vous vivez à Madrid.
– Oui, parce que ces cultures régionales ont fait naître un fort sentiment d’intolérance. Pour un Andalou, aller s’installer à Madrid, c’est un peu comme s’expatrier, ça devient presque un acte de trahison. Les Espagnols se ressemblent pourtant tous à bien des égards : on repère un Espagnol de loin. Mais nous possédons un talent incroyable pour nous inventer des différences ou pour exagérer celles qui existent réellement. »
Ah! Qu’en aurait pensé Georges Perros lui, ce parisien amarré à Douarnenez. Qui dans ces « écrits entre deux portes » était loin de vouloir « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » ?
Parfois dans ce pays, pourtant la littérature aussi sert à ça, à s’y enfoncer, à s’y perdre…
Ce chauvinisme localisable, décrit plus haut, m’obligerait ainsi à parler à mon tour de la copie des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand (que voici en version numérique), déposée chez un notaire en 1847, et qui était proposée à la vente à Drouot, hier mardi, pour la coquette somme d’un demi-million d’euros. Elle a finalement été acquise de gré à gré par la Bibliothèque nationale de France (BNF). Le montant de l’acquisition n’a pas été révélé. Vieilles de 166 ans, ces 3 514 pages, reliées en dix volumes, sont qualifiées de monument de la littérature française. Bonne nouvelle pour ce « Trésor national » !
Mandaté par le conseil municipal de Combourg, j’avais, il y a longtemps (en 96), assisté sans succès car sans droit de préemption ni moyens, à une pareille vente aux enchères de lettres autographes signées «de Chateaubriand». Qu’un hobereau mayennais avait sorti d’une malle du grenier de son château. Pour payer ses impôts. Avait-il été dit officiellement à l’époque… Explication qui laissait sceptiques nombre d’observateurs compte tenu de la localisation de cette vente dans un département voisin bien proche du château de Combourg. Eh bien je crois avoir retrouvé leur trace ici par la grâce d’internet.
Parfois dans ce pays, enfin la chanson aussi sert à ça, à s’y enfoncer, à s’y perdre… pour mieux s’unir !
Tel que le chante AuDen qui « n’a pas que de breton son pseudonyme mais bien tout un imaginaire marin » comme l’écrit une critique. La preuve en est, son premier clip « Pour Mieux S’unir ». AuDen (traduction poétique de son prénom Adrien en gaëlique), chanteur interprète, de Saint-Pierre-de-Plesguen, et Romain (notre directeur technique), musicien et ingénieur du son, ont en partie conçu et façonné la composition de cet EP -déjà sur les playlists en FM- aussi dans nos studios de radio à Cuguen. Bien sûr nous en sommes fiers !
Dans tous les cas, le tressaillement organique.
D.D