Gérer, disent-ils… N°565
Écrit par D.D sur 30 janvier 2013
« Gérer, disent-ils…
Gérer, disent-ils. Une entreprise, certes, puisque selon le Larousse la gérance est affaire d’administration, d’organisation. Gérer une crise, c’est limite, car je veux bien admettre que n’est en crise que ce qui jusqu’alors était bien administré, il n’en suit pas que toute crise soit administrative. Mais gérer la politique! Ils prennent donc les hommes qu’il faut gouverner pour des choses que l’on administre! Gérer des passions. Au secours, ils sont fous! Ils croient donc qu’on administre l’amour ou la haine comme on administre des euphorisants ou des calmants. Gérer une vie. Rideau. Plus de vivants, des administrateurs de points de retraite et d’assurance-vie. On escompte la fin; bref, on gère la mort. »
Jean-Paul Dollé. Texte paru dans La Légende du siècle-N°3-mercredi 15 avril 1992.
Gérer, disent-ils. Et plus que jamais depuis ce laps de temps de 20 ans. Pour le commenter d’un mot, citons-en au hasard quelques « éléments de langage »: gérer sa visibilité on-line, gérer un mode de garde d’enfant, gérer le stress, gérer le patrimoine, gérer des actions, gérer le personnel, gérer la situation, gérer la crise, gérer un jeune violent, gérer les aléas conjoncturels sur le long terme, gérer son propre centre de profit, gérer son temps, gérer ses carrières, gérer ses émotions, gérer les comptes, gérer des hommes, gérer l’information, gérer sa ménopause, gérer les urgences, gérer la paix, gérer les objections, gérer l’écosystème, gérer les fermetures d’usines, gérer un projet efficacement, gérer la ressource, gérer ses e-mails, gérer en douceur, gérer les affaires locales, gérer la France, gérer un processus de conceptualisation, gérer ses crises d’adolescence, gérer l’e-réputation, gérer vos pensées, gérer les transferts, gérer sa vie de couple, gérer un flot, gérer un flux, gérer un reflux, gérer les relations interpersonnelles (conflits), gérer les inconvénients, gérer la douleur, gérer vos alertes, gérer les contacts, gérer les tâches, gérer le bourbier, gérer son taux de cholestérol, gérer la dette, gérer une grève, gérer la complexité, gérer les étrangers, gérer 8 milliards de fourmis, gérer les fâcheux, gérer les faillites bancaires, gérer la délicate question, gérer l’inventaire, gérer ça en interne, gérer seules les clients ivres et violents, gérer les dossiers importants, gérer son importante fortune personnelle, gérer un intenable conflit d’intérêts, gérer une vraie réforme, gérer les avoirs (notamment cachés), gérer la décharge, gérer la relation, gérer les angoisses, gérer le passif, gérer le groupe, gérer le parti, gérer le grand écart, gérer un parking, gérer le ramassage des ordures, gérer les bureaux de vote, gérer le spam et le marketing, gérer moitié moins, gérer un éventuel afflux d’argent, gérer les affaires courantes, gérer les ressources humaines, gérer une accumulation de contentieux, gérer un plan, gérer la cité, gérer précautionneusement, gérer un engagement, gérer le quartier, gérer avec doigté, gérer le passage, gérer une classe, gérer ses gains au loto, gérer sa chapelle, gérer sa petite équipe, gérer jusqu’à six bases de données à la fois, gérer les approches, gérer les affres et la misère du non emploi, gérer en binôme, gérer ses émotions, son deuil, ses « habiletés sociales », gérer la question.
Remède de malheur, ivresse chronique, ou source de confusion, ce mot est employé tant et tant. Un rien de radotage. Si répandu. A en bayer aux corneilles !
Ah ! D’ailleurs, gérons-en l’origine de cette expression :
« Il y a bâiller et bayer ! Bâiller d’ennui, ou de sommeil, avec ou sans discrétion, et bayer, de l’ancien baer, ou béer, qui est tenir la bouche ouverte, de surprise ou d’innocente attention, lequel a donné la bouche bée, la gueule béante, les badauds (par l’occitan badar), et les bégueules (bée gueule) !
Et Galopin, la gueule bée,
Qui a la gorge longue et creuse,
Tretout giete en comme en la
heuse* botte
dit Le Roman du comte d’Anjou, quand le messager avale une grande « hennappée » de bon vin. Pantagruel naquit au temps d’une telle sécheresse, après trente-six mois sans pluie, que « les loups, les regnards, cerfz, sangliers, daims, lièvres, connilz, bellettes, foynes, blereaulx et aultres bestes, lon trouvoit par les champs mortes, la gueulle baye », dit Rabelais.
Bayer aux corneilles est donc une « manière de parler proverbiale, pour exprimer un homme oisif, et qui s’amuse à regarder niaisement toutes choses ». Pourquoi les corneilles ? … Parce qu’elles sont en l’air probablement, et que ça donne l’air encore moins futé… Rabelais disait aussi « bayer aux mouches », mais il disait n’importe quoi ! » (Claude Duneton –La puce à l’oreille).
Dans 20 ans, ne dira-t-on pas: « Gérer, disaient-ils. Mais ce mot placé au-dessus de tout disait lui-même n’importe quoi ! » ? Cette tarte à la crème pose la question de savoir si elle est un savoir. Peut-être pas le cas. Parce qu’on ne peut pas dire uniquement que les faits humains sont des choses.
D.D